dimanche 10 juin 2007

Chez les monstres

Avant les vacances, trois textes qui racontent l'Autobiographie d'un monstre


Mauvaise mère

Je suis devenue un monstre quand je suis devenue mère. Avant, j’étais plutôt du genre charitable, à tenir les portes, à garder les enfants des autres, à aimer les bluettes le soir à la télé. Puis j’ai donné deux fois la vie et quelque chose en moi a surgit, qui était peut-être là depuis longtemps, tapi, qui n’attendait que le juste moment pour éclore…

Je rentre, je pose à peine mon sac, hurlements. La nounou arrive du fond de l’appartement, avec dans les bras, ma dernière œuvre, mon dernier joyau scintillant, braillant, écumant, bavant… mon bébé, je parviens à balbutier, épuisée, au bord du gouffre après 10 heures de bureau à plancher sur les savonnettes mais c’est ça l’émancipation. Surgit du fond de la cuisine, l’autre joyau, la première œuvre, sa sœur, couverte de caca non de nutella également hurlante. Une histoire de tartine tombée par terre, la mauvaise face, ma fille me ressemble comme un clone.

Je ferme les yeux, et souvent, souvent, je fais ce rêve étrange et pénétrant… je suis au volant de ma voiture, les deux lutins saucissonnés derrière dans leurs sièges comme des sans papiers retour forcé au pays, hurlant, criant, à peine le périf dépassé et l’autoroute engagée, on part pour les vacances d’été, leur père est resté à Paris, des dossiers à boucler, et alors… alors, je bifurque de l’autoroute, direction l’aire de repos. Je dépose le berceau du dernier né derrière un conteneur, j’accompagne sa sœur aux toilettes qui me demande pourquoi j’ai laissé son frère derrière et non dans une poubelle. C’est un monstre elle aussi, c’est normal, c’est ma fille. Je lui dis que je monte la garde devant les toilettes, elle y entre, suspicieuse, elle sait de qui tenir. A peine la porte refermée, je pars en courant, je rentre dans la voiture, démarre à toute vitesse et m’enfuis de l’aire d’autoroute. Je roule plusieurs minutes en chassant de mon esprit l’horreur de ce que je viens de faire, abandonner mes propres enfants sur une aire d’autoroute. Puis les images arrivent, et c’est affreux, je m’en délecte. La tête de la gamine quand elle sort des gogues, son petit visage atterré, maman a disparu, sa colère d’abord, où est-elle cette salope, ma fille parle très mal, puis ses larmes, ses hurlements et un homme qui se penche au-dessus d’elle. Dès fois, c’est un brave gars, touché par le chagrin de mon enfant, ou bien alors un homme stérile qui essaye depuis des années de se reproduire avec sa femme stérile, il est heureux, il a trouvé un enfant comme ça, pof, sur un coin de bitume. Parfois, c’est un satyre, viens avec moi ma petite on va la chercher sur le parking, et il a déjà en tête tout un programme pour internet. Je respire avec peine, c’est à la fois délicieux et atroce, c’est limite sexuel je veux dire comme plaisir. On retrouve ensuite son frère derrière le conteneur, là j’hésite entre une mère pleine de compassion, un flic ou un pitbull. Là aussi, quand c’est le pitbull (ou le flic), j’ai du mal à ne pas hurler, de plaisir sadique et d’horreur aimante ah que c’est bon, chérie, tu as pris le pain ou je redescends le chercher ?

En général c’est mon mari qui m’interrompt, il rentre du travail, et sauve ainsi sans le savoir ses enfants de l’abandon et leur mère, de la monstruosité.

Marie Chotek


Autobiographie d’un monskre

« Le pousseur, monstre froid », titra la presse le lendemain du jour où ma chance a tourné, assertion contre laquelle je m’élève avec vigueur. Car enfin les individus que je me permettais de soustraire du circuit, de façon définitive je l’admets, devaient être considérés comme de véritables chancres à la surface d’un corps social qu’il était urgent d’assainir. J’assume pleinement mes actes, ma Mission, mon Œuvre, et que mon avocate, qui tente avec désespoir de me faire passer pour une victime, aille se faire voir. Méritent-ils de vivre, ou plutôt de survivre comme des esclaves, ces types qui portent en plein été des pompes pointues, des costars noirs et des chemises blanches, le plus souvent avec une cravate rose ou violacée comme une bite ? Ou doit-on leur faire la bonté de les pousser sous le métro ? Ce qui est simple affaire de minutage à l’heure de pointe, et vous me voyez désolé pour les conducteurs, dont ces épisodes ébranlent, assure-t-on, le psychisme.
Je ne suis pas seul. Je sais que sur cette Terre des frères inconnus travaillent dans l’ombre à l’élimination de ces poux : à Londres, vu la façon dont le Tube est foutu, il faut mieux les pousser dans la Tamise par un matin de brouillard. A Shanghai, on tombe facilement dans les eaux jaunes du Huangpu, et à New York, dans celles de l’East River...
Il est temps que chacun contribue à sauver la planète, et je me targue d’avoir apporté ma pierre à l’édifice en m’occupant de ces jeunes, ou plus si jeunes, cadres dynamiques obnubilés par leurs profits, leurs indices boursiers, leurs placements, et tout affairés à vendre au pauvre monde, avec leurs sourires frelatés, des contrats d’assurance, des bagnoles, des gourbis et des voyages à grands coup de crédits. Salopards. On m’objectera que je m’attaquais aux humbles en quelque sorte, au menu fretin du métro, les autres roulant dans leurs précieuses caisses que je n’ai jamais eu le courage d’attaquer au bazooka. Cet argument est fondé – chacun a son talon d’Achille.
D’autres se consacrent aux débris qui bavent ou aux connes à landau. Moi, c’est avec les gominés en costar à fines rayures que je me suis le plus éclaté : quand j’ai arrêté de compter, j’en étais facilement à une vingtaine ; les tondus et les chauves, idem ; catogans, une dizaine ; ceux dont les bouclettes grasses rebiquaient dans le cou me dégoûtaient tellement que je devais faire un effort et penser à ma Mission, et, du coup, j’ai un mauvais bilan de ce côté-là. Une fois, une seule, j’en ai épargné un, qui avait une superbe natte rousse, épaisse et longue – imaginez les fantasmes de la psy aujourd’hui à ce sujet, elle n’en peut plus, la gourde. J’aurais mieux fait d’expédier également ce rouquin, ça aurait moins fait jaser. On est toujours trop bon.

Ignacio Matapulgas


Un homme horriblement bon

Je suis un homme bon. Horriblement bon. Toujours prêt à rendre service. Toujours disposé à m’effacer au profit d’autrui. En aucun cas je n’impose ma présence aux autres, parce que je la juge incongrue en tous lieux. Je ne participe à aucune conversation sérieuse pour ne pas importuner mes amis. Le silence est ma vertu principale. Aucun mérite à ça ! Je n’ai jamais rien à dire. Strictement rien à dire qui ait le moindre intérêt. Aucune opinion personnelle ne vient encombrer mon esprit. Encore moins le pervertir. Mon esprit est aussi lisse que mon visage. Pas une ride, aucune imperfection à l’intérieur comme à l’extérieur ! Voilà, résumé en quelques mots, avec la modestie et l’effacement qui me caractérisent, l’essentiel de ce que je peux dire sur moi. Je confirme, en effet, sans fausse pudeur, que je suis un homme d’une grande bonté. Si affable, si tolérant et réservé, que j’en deviens un homme affreusement banal, pour ne pas dire presque invisible, aux yeux de tous. Dès qu’on m’aperçoit, on me sourit et on me tapote au passage la joue ou l’épaule, d’un geste qui se veut amical mais qui n’est que distant. Puis on détourne le regard, comme si j’inspirais à tous ceux qui m’approchent une vague pitié teintée d’un zeste de commisération plus ou moins hautaine. Me prendrait-on pour un imbécile ? Ou me prend-on réellement pour un imbécile ? Il m’arrivait, autrefois, de me le demander, sans trop me soucier de la réponse. Aujourd’hui, je ne me pose même plus la question. Je suis devenu un homme si bon - jamais une pensée mauvaise, jamais une mauvaise action – que personne n’ose plus se moquer de moi. Du moins ouvertement. On me respecte donc, si l’indifférence que génère ma bonté peut être considérée comme une marque de respect. Rien n’est moins sûr ! Mais à présent, plus rien ne m’atteint en profondeur. Critiques, apitoiements, conseils et reproches, tout glisse sur ma peau comme sur les plumes d’un canard. Je parviens à ne pas les entendre. Encore moins à les écouter. Sans même qu’on ait besoin de faire appel à moi, je fonce tête baissée au secours de quiconque est en danger. Toujours disponible, et doté d’un zèle indéfectible, j’interviens pour rabibocher, malgré eux le plus souvent, des couples improbables qui se trouvent au bord de la rupture, pour rapprocher par des manœuvres souterraines, et quelquefois intempestives, des amoureux transis qui se refusent à faire les premiers pas, par simple timidité ou lâche indécision, pour veiller jour et nuit, au mépris de ma santé, des malades dont l’état se détériore à vue d’œil et qui finiront par mourir dans mes bras, pour assister en grand habit de deuil, sans y être invité par les familles, à l’enterrement de nombreux inconnus dont j’ignore tout de leur vie. Tous ces actes méritoires, mais bénévoles bien sûr, je les accomplis en affichant sur mon visage une sempiternelle bonne humeur qui force, semble-t-il, le respect ou l’admiration de tous. Du moins en apparence. Car ce respect - ou cette admiration, à vous de choisir ! – génère un certain agacement à la longue. Trop de bonté finirait-elle par lasser ? Peu m’importe ! Je trace mon chemin sans faillir. Avec une opiniâtreté qui me grandit à mes propres yeux. Mais je suis devenu un homme si bon que je finis par être trop indulgent avec moi-même. Certains amis m’ont fait comprendre, avec ironie ou irritation, que cette bonté poisseuse devenait un défaut et qu’il était temps que je me reprenne au plus vite, si je ne voulais pas me mettre moi-même au ban de la société, sans que personne ne pût - ou ne voulût - empêcher ma chute. Situation qui serait, bien sûr, très préjudiciable pour moi, pensais-je avec une anxiété croissante! Si, par malheur, je ne pouvais plus exercer de plein droit ma bonté, que deviendrais-je ? Un objet qui n’a plus d’utilité et qu’on remise dans un placard? Un vague souvenir qui finira par disparaître de la mémoire de tous? Mais ceux qui gravitaient autour de moi semblaient n’en avoir cure. Tous s’empressèrent de changer, en un quart de tour, d’opinion à mon égard, détestant sans vergogne le lendemain ce qu’ils avaient toléré – ou encensé - la veille. « Deviens méchant ! » m’ordonna même une de mes amies, au cours d’un repas en tête à tête encore plus sinistre que les précédents. Elle ponctua cette injonction sévère d’un rire de gorge qui me surprit. J’ai cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie de sa part, bien qu’elle n’eût aucun humour. Mais cet ordre proféré d’une voix folâtre, comme pour désamorcer sa brutalité, a fait par la suite son chemin dans mon esprit. Voilà qu’un ver invisible venait de s’introduire dans ma tête comme dans un fruit mûr pour le ronger de l’intérieur. Cette jeune femme austère et rigide - dont j’avais repoussé à maintes reprises les avances plus par paresse que par indifférence – revint à la charge quelques jours plus tard, avec une opiniâtreté qui me troubla parce qu’elle semblait sincère. D’autres amis, par la suite, se relayèrent pour me suggérer d’abandonner sur le champ cette bonté qu’ils finissaient par ne plus supporter et qui leur donnait envie de vomir chaque fois qu’elle se manifestait. A la longue, devant leur insistance, je me crus obligé d’accomplir un acte méchant, comme pour me prouver à moi-même que je pouvais contrecarrer, sans grand effort, ma nature profonde. Un matin, devant mon immeuble, j’aperçus un aveugle qui voulait traverser la rue. Je me suis bien gardé de lui proposer mon aide, alors qu’auparavant je lui aurais pris le bras, sans même lui demander l’autorisation, pour le guider d’une main ferme vers le trottoir d’en face. L’homme, effrayé par le bruit de la circulation, ne savait trop s’il pouvait traverser ou pas. Après quelques secondes d’attente, il se décida à avancer, s’en remettant au hasard. Mais à peine s’était-il engagé sur la chaussée qu’il fut renversé par une voiture, malgré le freinage en catastrophe du véhicule. Véhicule que j’avais vu venir, mais que je m’étais bien gardé de signaler à l’homme. Le choc ne fut pas très brutal. Presque à mon grand regret, sans que je sus trop pourquoi. L’aveugle se releva péniblement avec l’aide d’une dame âgée et du conducteur de la voiture. J’ai profité de l’agitation causée par l’accident pour m’éclipser en sifflotant dans une rue voisine. Une autre fois, je suis intervenu dans une dispute banale au sein d’un couple d’amis. Au lieu de chercher à rabibocher les choses – ce que je faisais jadis et naguère avec un talent certain et une abnégation digne des plus grands éloges – je fis au contraire tout mon possible pour jeter de l’huile sur le feu, afin que la dispute s’envenime au point de devenir d’une violence irréversible. Prenant parti, à tour de rôle, pour l’un ou l’autre des conjoints, j’eus la satisfaction de voir que leur couple, en apparence si uni, n’allait pas tarder à imploser. Ce qui me remplit de joie. Au fil des jours, en allant contre ma nature, je devins de moins en moins bon, au grand soulagement de mon entourage. Je fis preuve d’indifférence devant le malheur d’autrui, d’égoïsme vis à vis de ceux qui souffraient ou vivaient dans la misère. Cynique jusqu’au bout des ongles, je ne pouvais m’empêcher de critiquer de façon acerbe tous les comportements de mes semblables. Plus rien ne trouvait grâce à mes yeux. Le monde était devenu vil et bas, les gens d’une laideur physique et morale épouvantable. Je méprisais ouvertement quiconque s’opposait à moi. Je n’avais pas de mots assez durs pour les rabaisser devant les autres et leur faire sentir mon dégoût profond. Il m’est même arrivé, à plusieurs reprises, d’en venir aux mains pour imposer par la force mes idées, à plus forte raison si je savais qu’elles étaient totalement absurdes ou pernicieuses. En quelques mois, avec un appétit féroce, je me suis transformé en un individu méprisable. Mon chef d’œuvre d’abomination fut atteint le jour où je découvris mon meilleur ami pendu à une poutre de son grenier, dans sa maison de campagne où il m’avait invité le temps d’un week-end pluvieux. Il faut dire que j’avais tout fait pour le pousser au suicide, l’accusant sans preuve d’être le responsable du départ inopiné de sa femme avec un homme plus fin et subtil que lui. Quand je découvris le corps, alerté par un bruit suspect au-dessus de ma tête - je me trouvais alors au salon en train de siroter mon café - mon ami gigotait encore dans le vide. J’aurais eu le temps de couper la corde, car je portais toujours un couteau sur moi, et de lui sauver, sans aucun doute, la vie. Mais je n’ai pas fait le moindre geste. Les jambes de mon ami tressautaient de façon grotesque. On aurait dit un poisson échoué sur une grève et qui s’étouffe en de pénibles soubresauts d’agonie. Un rictus de jouissance sur les lèvres, j’ai patiemment attendu que le corps ne bouge plus. Ce jour-là, en proie à un état d’exaltation qui me fit monter les larmes aux yeux, j’ai compris que j’étais enfin devenu un monstre.

François Teyssandier

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Faut-il joindre une photo au texte?
François Teyssandier

13 juin 2007 à 09:57  

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