mercredi 2 janvier 2008

En prison

Le labo vous a propose une contrainte contraignante cette fois. Vos textes devaient s'intituler "en prison" et ne pas dépasser 10 phrases.

A perpète

Une relation étroite de sado-masochisme nous lie, ma prison et moi. Déjà, c'est moi qui ai choisi d'aller en prison. C'est même moi qui ai donné vie à mon geôlier qui se confond avec ma prison. Mieux encore, c'est moi qui le nourris, mon geôlier, et mon geôlier, ne sait même pas qu'il est ça, mon geôlier, qu'il est mon barreau et que je suis son barreau. Nous veillons l'un sur l'autre, et nul ne songe à faire appel pour obtenir révision de ce qui n'est pas un procès, mais un processus qui a conduit à sa naissance, qui a fait de moi une prisonnière consentante. Avec le geôlier, il y a l'heure de soleil, l'heure de la promenade, l'heure où il tète sa prisonnière avec des bruits terrifiants, l'heure des soins, l'heure de l'éveil, l'heure du sommeil. Pour cela, le geôlier exige que la prisonnière le berce inlassablement pour pouvoir s'endormir. Le geôlier sait-il instinctivement qu'une prisonnière a pour fonction de tenter de s'échapper? J'ai beau lui dire que nous sommes protégés par notre relation étroite de sado-masochisme qui fait que ni moi ni lui ne saurions nous passer l'un de l'autre, le geôlier se méfie : avant de s’endormir, il glisse un œil sous sa paupière pour vérifier que la prisonnière est bien toujours là... Et oui, la prisonnière est toujours là, elle le lui assure, et le lui répète, que quoiqu'il arrive, qu'on lui ouvre ou non la porte, parce que le geôlier est le fruit d'un crime d'amour, pour lui, elle sera là à perpétuité.

Marie Chotek

Prison

1 la pièce est plongée dans l’obscurité, assis à même le sol, recroquevillé dans un coin, tête reposant sur les genoux, tu entends un léger crissement qui se propage dans l’air, comme si un ongle raclait quelque part une surface métallique, 2 peut-être est-ce quelqu’un qui ouvre la porte, mais personne n’entre, semble-t-il, tu ne vois aucune ombre se découper sur le seuil, 3 pas le moindre rai de lumière ne vient heurter un mur, que ce soit de front ou en diagonale, l’obscurité est si froide et compacte qu’elle entre dans tes os, tu n’entends que quelques sons étranges, étrangers à ta langue, des mots indistincts et murmurés que l’oreille saisit à peine, comme s’ils venaient de l’intérieur des pierres, 4 à nouveau le silence, tu te lèves, rejoins un autre angle de la pièce, te rassieds à même le sol, d’un geste brusque, le poids du corps se dérobe sous tes jambes, 5 un peu de poussière voltige dans l’air, entre dans ta bouche ouverte, un goût de cendre se dépose sur ta langue, tu respires une odeur de suint ou de salpêtre, la porte se referme avec le même crissement d’ongle sur du métal, un cri résonne au dehors, s’étire dans l’espace comme s’il se propageait à travers ta mémoire, 6 qui peut crier, 7 et pourquoi ce cri, 8 tu pensais être seul en ce lieu, prisonnier de tes pensées, de tes rêves, 9 la pièce est un bloc de silence, 10 la nuit déjoue l’écriture du temps.

François Teyssandier

jeudi 6 décembre 2007

Proposition diluvienne

De la mythologie à l’histoire, de l’ethnologie à lamétéo en passant par la littérature… Dans son Dictionnaire de la pluie paru aux éditions du Seuil (nov 2007), Patrick Boman, membre éminent du labo, compile avec bonheur les histoires de pluie.

A la lettre B comme « Bouvier » ou« Bromfield », vous trouverez par exemple…

« Depuis que le silence n’est plus le père de la musique depuis que la parole a fini d’avouer qu’elle ne nous conduit qu’au silence les gouttières pleurent il fait noir et il pleut »
Début de La Dernière Douane, poème de Nicolas Bouvier

« Ses vêtements de toile collaient à ses membres sveltes ; il les enleva et resta nu, à contempler le déchaînement de l’ouragan. Les branches des manguiers s’entrechoquaient, noires contre le ciel sillonné d’éclairs, tandis que l’eau se déversait à flots surl a terre assoiffée. Demain, tout serait redevenu vert, miraculeusement, grâce à la mousson. Ransome descenditd ans le jardin et, longtemps, laissa la pluie fouetter sa peau. Il lui semblait renaître. Toute lassitude avait disparu de son âme. »
Louis Bromfield, La Mousson

Les participants au labo ont également fait pleuvoir leurs textes. Des textes où la pluie n'apparaît pas seulement comme un décor, mais comme un acteur à part entière l’histoire.

Les laborantines


PLUIE DANS LA TETE

La pluie le réveille brutalement. Des trombes d’eau s’abattent sur son lit, cinglant son corps et son visage comme les lanières d’un fouet. Après un temps d’incertitude et de réflexion, il finit par se demander comment un tel phénomène est possible. Il se souvient de s’être couché dans sa chambre la veille au soir et, lui semble-t-il, de s’être endormi presque aussitôt. Il pense qu’au cours de la nuit de violentes rafales de vent ont dû soulever la toiture de sa maison, permettant ainsi à la pluie de pénétrer dans sa chambre. Il parvient à redresser péniblement son buste. Cet effort physique le surprend, car il n’existe aucun tourbillon d’air dans la pièce qui puisse contrarier le moindre de ses mouvements. Il s’aperçoit que le lit flotte dans la chambre comme s’il était en pleine mer, ballotté par de légères vagues qui ricochent sur les murs blancs. Pourtant quelle n’est pas sa surprise, pour ne pas dire son étonnement, lorsqu’il se rend compte que le plafond de la chambre se trouve toujours là, au-dessus de sa tête, avec son lustre de guingois et ses moulures tarabiscotées. La pluie semble passer au travers, sans qu’il comprenne comment un tel phénomène est possible. Il pense, dans un premier temps, qu’il est en train de rêver. Mais la violence de la pluie qui fouette son corps lui paraît bien trop réelle pour n’être qu’un simple effet de son imagination. Il se résout donc à croire qu’il ne rêve pas. Il essaye d’appeler sa femme qui devrait normalement se trouver à ses côtés, à moins qu’elle ne soit déjà dans la cuisine pour préparer le petit déjeuner. Mais aucun son ne sort de sa bouche. Il décide de s’allonger à nouveau dans son lit et tire le drap trempé sur son corps pour tenter de se protéger. En vain. Le niveau de l’eau monte assez vite dans la chambre. Il atteint déjà le sommet de l’armoire. Il comprend que dans peu de temps son lit va atteindre le plafond et qu’il n’aura plus alors aucun espace pour respirer. A moins qu’il se jette à l’eau, mais cette solution ne retardera que de quelques minutes l’échéance fatale. Il sait qu’il finira, de toute façon, par mourir noyé. Il devrait, en toute logique, crier et se débattre de peur, mais il refuse de céder à la panique, sans trop savoir pourquoi, car il n’a jamais brillé ni par son courage ni par sa détermination. La pluie redouble de violence. Les gouttes sont épaisses, et larges comme des mains ouvertes. Il a la douloureuse impression de recevoir un bloc compact de ciel sur la tête et la poitrine. Il ne parvient presque plus à respirer, comme si quelqu’un d’énorme et de très lourd s’était assis sur lui pour l’empêcher de bouger. Le lit, flottant toujours à la surface de l’eau verdâtre, touche enfin le plafond. Il lui semble entendre une voix de femme qui susurre à son oreille : « Je crois qu’il pleut dehors ! ». Il ouvre en grand sa bouche, comme s’il manquait d’air. Mais il n’a pas le temps de répondre. Sa tête heurte violemment le plafond. Elle est aussitôt écrasée comme si elle n’était qu’une fragile coquille d’œuf.

François Teyssandier


AVEC MOI, LE DELUGE

La pluie m'appelle et me ploie. Sous elle je me plais. Elle est ma belle, je la reçois. Elle m'abat mais je continue, je m'élève. Toujours elle m'a plu. Oui, martyr, je suis criblé. Ma peau se réveille. J'avais oublié que si bien dans l'espace j'occupais ma place. Luisant de joie, gorgé de la fraîcheur d'avancer. Un gars de ma trempe franchit sans frayeur les bourbiers. Illuminé des reflets de lune dans les lacs de flaques. Pas d'aversion pour l'averse ! Elle est dans mon camp. Me voici remis à flot. Dégorgé de mon inerte abri sec, je navigue vers le large. Tous feux éteints, je brûle de me jeter contre elle, fouetté, giflé. Amoureux transi. Enchanté par l'eau qui me donne salive. J'ai chaud, ma sueur s'évapore, insouciante, on se mélange. Nous sommes de la même eau ! Je l'ai toujours su. Transpirant, muet comme une carpe, je suis celui qui jamais ne s'essuie. Sans arrêt, je fuis. Pas dégoûté par ces gouttes, ces perles pour moi sacrifiées. On me tombe sur le dos, et alors ? Je ruisselle de la vie qui m'est donnée. Il pleut dans mes rêves, dans mes veines. Dans ces vaisseaux de mon espace, intérieur. La pluie m'habite. Et par mon sexe urinant, la voici encore qui arrose les petite fleurs du massif où je me cache. Aïe ! Une épine me pique. C'est l'époque des averses qui durent. Des jours diluviens où les hommes et femmes vont sous les toits et se taisent, amoureux enlacés, dans la moiteur et les baisers. Je préfère, amant prudent, me jeter à l'eau et au hasard y rencontrer celle dont la robe collée au corps me donnera l'envie d'une peau lisse, glacée, de statue élastique. Je la garderai à vue. Chaleureuse et vaillante, parfumée du plaisir de sourire au déluge. Violente, elle aura brisé l'odieux parapluie (cette chauve-souris triste, mécanique, bossue, tordue, maladroite). Elle n'écoutera pas mes litanies de pondéré paysan vosgien. Sauvage fillette en les murs de la Villa Médicis. Eh oui... La pluie vous réveille et vous révèle. Et les interdits sont levés. Tristement, les bâches s'alourdissent d'une eau qui sera croupie. Marigot pour batraciens affaiblis. La terre, volontaire, aspire la masse tombante, se permet de boire et resplendir. Pénétrable, elle comprend le don du ciel. Bénit l'eau qui l'encense et s'exalte, nuageuse de vapeur. Les rigoles apparues s'amusent, moquant les dangers de la pente. Jeunes serpentes cristallines, ondulantes, lézardes qui caracolent. Frétillant vers le torrent qu'elles adorent, elles vont y jouer la corrida, s'étourdir en tourbillon d'écume, boire le bouillon, se noyer dans la masse. J'y surnagerai en canoë-kayak, affolé, boussole folle, tourneboulé par le succès des eaux de pluie, riant de mes inoffensifs coups de rame. Homme-tronc, émotif, en cascade, emporté dans la valse furieuse de la gorge qui s'amuse. Ainsi je m'élance dans le mélange pour, assommé, me réveiller voguant sur le cours serein d'un fleuve très apprécié. Toute ma pluie sous moi me supportant dans ma victoire de survivant. Je réussirai bien à échouer quelque part, sur un banc de sable accueillant, étendu les bras en croix, face au soleil, qui me jugera. Lavé de tout soupçon, je me lèverai comme l'orage, gonflé à bloc, tonitruant, Italien d'Amérique devenu honnête et prêt pour le coup de foudre.

Viktor Ugo-Appas


LA REINE PLUIE

Je suis la pluie et je vous emmerde. Je tombe quand je veux et généralement, quand vous ne voulez pas. Je tombe quand c’est les vacances et que vous vous êtes enfin décidé à acheter la promo SNCF pour descendre sur la côte sud, je tombe alors avec fracas, une pluie diluvienne comme je m’aime et je vous interdis ainsi d’aller à la plage et de boire du pastis aux terrasses de café.
Certains été, je vous traque partout, de la Bretagne à la Provence en passant par l’Alsace et les Alpes, je peux vous déglinguer une saison touristique et une batterie de moral en quelques semaines d’été. Je tombe ainsi des jours durant sur vos juillet et vos août rien que pour avoir la jouissance de vous entendre dire et répéter dans les cages d’ascenseur ou devant les machines à café, ah quel été pourri, on n’a jamais vu ça depuis 1955 (ou 1948 ou 1992), ah ça y a plus de saison, c’est eux aussi, avec toutes les conneries… le trou dans la couche d’ozone, le réchauffement de la planète, la guerre en Irak, la Bruni avec le Sarko, etc. Vous avez une imagination et une aptitude à faire des connexions proprement inouïes dès lors qu’on vous arrose un peu trop longtemps les mois d’été, je pourrais vous écouter des heures et je m’en réjouis.
Je peux aussi ne pas tomber, me retenir des jours, des semaines durant, voir vos peuples les plus fragiles s’effriter sous le soleil et pleurer sur leurs plants de maïs ou leurs pieds de blé assoiffés. Et quand ensuite je tombe, c’est avec cet excès, cette avalanche meurtrière qui détruit tout, récoltes, maisons, routes et gens, j’envahis les terres, les rues des villes, super mousson qui ne sait plus se contenir et je vous vois alors, petits bâtons tendus vers le ciel debout sur le toit de vos maisons, sur les tôles qui flottent, le sommet de vos voitures qui surnagent dans le fleuve excédé, et je m’en réjouis, humains maudits.
Vous avez eu le roi Soleil, je suis la reine pluie, à mes heures aussi parasite que lui qui ne savait même pas faire pousser les légumes, car moi, au contraire de lui, quand je tombe bien, je donne la vie, et il se trouve que j’aime à faire ça aussi, donner la vie. C’est le pouvoir qui m’intéresse, alors entre mes mains, j’alterne ces deux sceptres, pouvoir de nuire et de détruire mais également pouvoir de faire naître, pouvoir qu’aucun roitelet ou présidentelet de la République ne possèdera jamais de par chez vous.
Je suis la pluie, la reine de la vie et de la mort, et je vous emmerde.

Marie Chotek

dimanche 14 octobre 2007

Une contrainte libre

Qu'ai-je à craindre maintenant que la nuit tombe ?

Trois auteurs ont répondu avec talent à cette contrainte. L'un de nos labos les plus réussis...


INTERIEUR NUIT

- Je vous ai dit tout à l’heure ce que j’en pensais, non ?
- Excusez-moi, mais je n’ai pas écouté ce que vous disiez !
- Il est vrai que ça ne vous concerne en rien, n’est-ce pas ?
- A chacun ses emmerdes !
- Toujours aussi délicat dans vos propos…
- Mais j’avoue tout de même que vous m’inquiétez un peu…
- Vraiment ?
- Je vous trouve bien agité pour un homme d’ordinaire si placide…
- Agité, comment ça ?
- Tendu, sous pression, quoi…
- J’avais l’intention de sortir quand vous êtes arrivé…
- Un rendez-vous coquin ?
- Disons une vague rencontre informelle…
- Dans un bar ?
- Evidemment !
- Un bar à filles, n’est-ce pas ?
- On peut l’appeler ainsi. D’habitude, vous employez un autre mot, plus cru me semble-t-il !
- Je ne vous croyais pas attiré par ce genre d’endroit…
- Et de quel genre est cette sorte d’endroit, d’après vous ?
- Peu importe, au fond ça ne me regarde pas !
- Bien sûr ! Mais vous ne pouvez pas vous empêcher, malgré tout, de fourrer votre nez dans mes affaires…
- Je crois que ma venue tombe plutôt mal, n’est-ce pas ?
- J’apprécie votre humour !
- Vous voulez que je m’en aille ?
- Partez, restez, vivez, crevez, je m’en fous !
- A ce point-là ?
- L’heure du rendez-vous est passée depuis longtemps. Je n’ai plus envie de sortir…
- Que va penser la fille que vous deviez retrouver ?
- Rien !
- Elle ne pensera rien, vous croyez ?
- Que voulez-vous qu’elle pense ?
- Elle va pester contre vous, non ?
- C’est très possible !
- Peut-être même vous haïr ?
- Grand bien lui fasse !
- Mais ça n’a pas l’air de vous chagriner beaucoup…
- Je devrais me soucier de l’avis des autres, d’après vous ?
- Une fille un peu paumée, que vous connaissez à peine, bien sûr, ça n’a pas grande importance à vos yeux…
- Elle ne sait même pas qui je suis…
- Vous non plus, vous ne savez pas qui vous êtes !
- Ah oui ?
- Vous n’avez que du mépris pour les autres !
- Donc pour moi-même, n’est-ce pas ?
- Exact !

- En fait, je me tâtais pour savoir si j’allais sortir ce soir quand vous êtes arrivé à l’improviste…
- Vous aviez si peu envie d’aller dans ce bar ?
- Qu’est-ce que je peux attendre…
- De la vie, n’est-ce pas ?
- Ne soyez pas stupide et mesquin !
- Je cherche seulement à savoir…
- Savoir quoi ?
- Pourquoi vous ressemblez depuis des mois à un écorché vif…
- Vous n’avez rien d’autre à me dire ?
- Vous semblez vous ratatiner sur vous-même comme si vous étiez rongé de l’intérieur par un ver invisible…
- Parfois, je me sens devenir aussi minuscule qu’un caillou !
- Et aussi dur, n’est-ce pas ?
- Surtout avec ceux qui m’indiffèrent !
- Est-ce que je fais partie du lot ?
- Oh, ne ramenez pas tout à vous !
- Mais encore ?
- Je ne vous hais pas encore assez pour ne pas vous supporter!

- Il fait froid dehors, vous devriez boire quelque chose avant de sortir…
- Excellente idée !
- Il paraît que vous vous êtes remis sérieusement à boire…
- Tiens donc !
- Vous aviez pourtant arrêté, non ?
- C’est ma femme qui vous a dit ça ?
- Je n’ai pas vu Hélène depuis un certain temps !
- Elle vous manque ?
- Au fait, comment va-t-elle ?
- Vous semblez vous préoccuper davantage d’elle depuis que vous n’êtes plus son amant !
- J’étais un amant volage…
- Par intérim, en quelque sorte ?
- Je ne l’ai jamais aimée !
- Moi non plus, rassurez-vous !
- Oui, mais vous, vous étiez son mari !
- Et vous, qu’est-ce que vous étiez exactement pour elle ?
- Question saugrenue ! Permettez-moi de ne pas répondre…
- Manque de courage, peut-être ?
- Ou d’ambition, qui sait ?
- Bien sûr !
- En fait, elle était trop belle, trop froide…
- Vous voulez dire qu’elle manquait de chair, en un sens ?
- Pas la moindre sensualité dans le plaisir…
- Nous, par contre, nous étions trop distants et primesautiers…
- Primesautiers ?
- Oui. J’aime la sonorité de ce mot…
- Je le trouve un peu obscène dans votre bouche…
- Mais il ne l’est pas dans la vôtre, bien sûr…
- Deux pauvres types à la ramasse, voilà ce que nous sommes !
- J’apprécie votre lucidité !
- Mon humour corrosif, plutôt, non ?

- Alors qui a bavé sur moi?
- Un de vos plus proches collaborateurs, il me semble…
- L’imbécile !
- En fait, vous n’avez jamais cessé de boire, n’est-ce pas ?
- Disons que je bois de façon régulière, mais avec tact et discrétion…
- Vous vous sentez mieux après avoir bu, j’espère ?
- Non. J’ai l’impression que mon corps devient dur et froid comme une pierre, et que quelqu’un s’amuse à enfoncer des milliers d’aiguilles dans mon crâne…
- Il serait plus simple de vous arrêter, non ?
- J’ai déjà arrêté de fumer et de baiser, alors n’exigez pas trop de moi, que diable !

- Remarquez, je vous ai connu beaucoup plus atteint…
- Vous voulez dire déglingué ?
- En quelque sorte, oui !
- Les excès de toutes sortes et la fatigue m’ont un peu affaibli ces derniers temps…
- La fatigue de quoi, vous ne travaillez plus depuis des mois ?
- Précisément, le stress de ne rien faire, ça me bouffe la cervelle…
- Qu’est-ce que je vous sers ?
- Une goutte de whisky…
- Une goutte seulement ?
- Mettez-en plusieurs, pour faire bonne mesure, mais pas davantage que le verre ne peut en contenir, n’est-ce pas ?
- J’avais compris !

- Si vous deviez, du jour au lendemain, refaire votre vie, qu’est-ce que vous feriez ?
- Rien !
- Rien ?
- Je prendrais le temps de vivre, comme on dit…
- Mais pendant combien de temps ?
- Oh, quelques mois sans doute…
- Pas davantage ?
- Peut-être, par pure abnégation, pousserais-je à une ou deux années…
- Mais après ce laps de temps, vers quoi vous orienteriez-vous ?
- Je ne sais pas. La finance, peut-être, ou le proxénétisme !
- Vous êtes très éclectique!
- Disons que je n’ai pas de sots préjugés comme vous…
- Vous n’avez jamais aimé le travail, n’est-ce pas ?
- Mais j’ai toujours aimé l’argent !
- Est-ce vraiment la même chose ?
- Demandez plutôt à ma femme !

- Vous sortez souvent la nuit ?
- Deux ou trois fois par semaine…
- Dans des bars à filles, uniquement ?
- Oui. Vous, non ?
- Moi ? Je n’y mets jamais les pieds, même par désoeuvrement !
- Vous détestez, bien sûr ?
- Je ne supporte pas l’atmosphère bruyante et enfumée de ces endroits…
- Les rues aussi sont bruyantes !
- Mais moins enfumées, non ?
- C’est à démontrer !
- Pourquoi allez-vous dans ces bars glauques et sinistres? Qu’est-ce que vous pouvez bien y trouvez, à part quelques épaves qui vous ressemblent ?
- Pas grand-chose, en fait !
- Un peu de chaleur humaine, c’est ça ?
- Aucun poncif n’échappe à votre bêtise !
- Répondez-moi, s’il vous plaît, au lieu de m’injurier !
- Vous pensez que si je fuis mon appartement, c’est pour me fuir moi-même, n’est-ce pas ?
- Il peut y avoir de ça, en effet !
- Mais je ne fuis rien du tout, mon vieux !
- Ce n’est pas par solitude que vous vous enfoncez dans la nuit ?
- Non !
- Par désespoir, alors ?
- Pas davantage !
- Pour assouvir un désir, peut-être ?
- De quel désir parlez-vous ?
- Le désir d’une peau nue contre la vôtre…
- Les filles ne m’excitent pas !
- Ces filles-là ou les filles en général ?
- Elles n’accrochent que mon regard, rien d’autre…
- Mais pourquoi cette fascination?
- La nuit est à la fois factice et nue, elle m’attire comme un miroir opaque qui ne refléterait pas mon visage….
- La pénombre est un masque, non ?
- Une dérobade, plutôt. Mais j’ai l’impression que la nuit me protège…C’est idiot, j’en conviens, mais cette idée me rassure quand j’ai les nerfs à vif.
- Elle vous protège de quoi ?
- Si je le savais, je crois que je ne sortirais plus !
- Vos paradoxes m’ont toujours agacé !
- Qu’est-ce qui ne vous agace pas dans la vie ?
- Répondez-moi, bordel !
- La nuit, j’ai l’impression que je ne crains plus rien…
- Pourtant les endroits que vous fréquentez sont assez interlopes…
- Donc dangereux, n’est-ce pas ?
- Un regard oblique, un sourire en coin, une plaisanterie de mauvais aloi, et vous risquez d’être planté par le premier imbécile venu…
- C’est peut-être ce que je cherche…
- Vous voulez dire que vous jouez avec la mort ?
- Est-ce vraiment un jeu ?
- Vous êtes assez fêlé pour que ça en devienne un !
- Là, vous avez raison, je porte en moi la nuit comme une fêlure…
- De l’âme ?
- N’employez pas de gros mots, s’il vous plaît !
- Alors quoi ?
- Patience ! Attendez que je sois mort pour autopsier mon esprit !
- Vous l’êtes déjà un peu, non ?
- Vraiment ?

- Vous feriez mieux d’y aller, je crois…
- Vous avez raison. Je finis mon verre, et je me tire.
- Peut-être vous aura-t-elle attendue ?
- Elle sera certainement partie avec un autre homme…
- Oh, vous en trouverez bien une autre, non ?
- Je m’en fous de ne pas en trouver !
- Vous préférez rester seul ?
- Pour me sentir seul, il faudrait que je cesse de penser à moi…
- Ce n’est pas ce que disait votre femme !
- Comment peut-elle savoir ce que je ressens, elle n’a jamais fait partie de ma pensée…
- Vous allez donc picoler jusqu’à plus soif…
- Jusqu’au petit matin !
- Et vous rentrerez à l’aube, à quatre pattes, le nez au ras du caniveau, comme un chien qui renifle la pisse d’un autre chien…
- Le jour me fait beaucoup plus peur que la nuit !
- Pourquoi vous fait-il peur?
- J’ai l’impression que le jour est comme un crâne d’enfant que je tiens dans le creux de ma main…
- Un crâne d’enfant ?
- Quelque chose de friable…
- Et c’est ça qui vous fait peur ?
- Oui, je ne voudrais pas l’écraser entre mes doigts !
- Vous préférez donc la nuit ?
- Je me sens libre, libéré de toute peur, parce que la peur est tellement diffuse qu’elle flotte autour de moi sans pénétrer dans mes os…
- Vous devenez une coquille vide, en somme ?
- Au contraire ! Pendant la nuit, j’ai l’impression que le monde s’agrippe à moi comme une araignée, et qu’il ne veut plus me lâcher. J’aime cette sensation moite qui me colle à la peau, qui pénètre dans mes muscles, qui brûle mes veines comme un acide, même si souvent cette moiteur me dégoûte parce qu’elle a un relent aigre de sexe et de chair rance…
- Mais n’est-ce pas une illusion ?
- Si c’en est une, c’est que je suis moi-même un rêve…
- Vous n’en êtes pas un !
- Allez savoir !
- Un dernier verre avant de partir?
- Non, je m’en vais ! Je ne supporte plus d’être enfermé entre ces quatre murs…
- Avec moi pour seule compagnie, n’est-ce pas ?
- Ne faites pas votre visage des mauvais jours !
- Santé tout de même !
- A la vôtre ou à la mienne ?
- A celle de votre femme, qui n’est plus mon amante et qui ne sera jamais plus la vôtre !
- J’ai déjà dû vous dire combien je vous détestais, non ?
- Autant que vous vous détestez, j’espère ?
- Encore plus !
- Est-ce que je peux vous demander quelque chose ?
- Quoi ?
- J’aimerais venir avec vous cette nuit…
- L’attrait des filles, soudain ?
- Je ne voudrais pas vous laisser seul avec elles…
- Refermez la porte derrière moi !

François Teyssandier


RECRUTEMENT

La lune sera pleine cette nuit. Les paysans semblent très excités, leur pope à la barbe huileuse a béni l’épieu avec lequel ces niais espèrent me transpercer le cœur, les plus aisés ont forgé des balles d’argent, et le comte lui-même, dans son manteau de peau d’ours, mènera la meute vociférante dont l’haleine empeste l’ail (comment prononcer ce mot, si horrible ?). Car ces présomptueux croient connaître les habitudes qui me poussent chaque nuit ou presque vers la jeune chair, ils croient savoir où m’attendre, dans telle clairière où le prolifique charbonnier abrite sa nichée, sous telles frondaisons où les amoureux basculent dans la mousse...
Qu’ai-je à craindre maintenant que la nuit tombe ? Ouf, elle est tombée – je ne risque pas de me hasarder dehors tant que subsiste la moindre lueur de jour. Soulevons posément le couvercle du cercueil. Doucement. On ne sait jamais. Si l’un d’eux était embusqué par ici, derrière une colonne ou dans une chapelle, prêt à m’asperger d’eau bénite... eau dont la moindre goutte me serait fatale ! L’espèce humaine est si haineuse et si malfaisante, si acharnée à notre perte. Déplions-nous, écoutons sous les voûtes l’écho du craquement de nos articulations séculaires. Posons avec délicatesse sur les dalles glacées un pied chaussé d’un soulier d’agneau souple, puis l’autre. Rajustons notre cape doublée d’écarlate, notre justaucorps de velours noir, notre gilet de satin cramoisi, éloignons d’une pichenette de notre chemise de soie immaculée quelque grain de poussière abjecte et gluante, défroissons notre lavallière – car l’élégance de notre corporation est célèbre et je rougirais d’être pris en défaut sur ce point. Et songeons maintenant à glisser en silence vers notre charmante destination, vers ce rendez-vous surprise...
Dehors, l’air est froid et parfumé, les grands arbres frémissent, la forêt murmure ses invites, pourtant je ne peux songer à m’accorder cette nuit une promenade au fond des bois, avec tous ces croquants qui rôdent et qu’il serait pourtant tentant d’aller défier. Tant pis pour les enfantelets des chaumières isolées, et leurs doux cous si blancs et si tendres où planter mes canines verdâtres et pourtant acérées. J’y retournerai plus tard. J’ai tout mon temps. Sans le savoir, ces chérubins m’attendent.
La porte s’ouvre sans grincer. Escalier de pierre. La lune point à travers une meurtrière. Nul besoin de flambeau. J’entends les villageois qui s’éloignent, assoiffés de meurtre, les méchantes gens. Bonne chasse !
Il est vraiment dommage que le comte, trop sûr de lui, ait laissé sa plus jeune fille seule dans sa chambre, sans même une vieille servante dévouée pour veiller sur elle – et dont le cou flétri eût pu me mettre en déroute –, sans même avoir accroché au-dessus de la porte un crucifix (argl, ce mot m’étrangle)... Coupable insouciance.
Non, je n’ai rien à craindre. Au contraire, j’ai tout à espérer de l’étreinte délicieuse qui m’unira à cette languide adolescente toute prête, je le pressens, à rejoindre sans tarder nos rangs.

Corneliu Draculescu


LA NEIGE EST L'ECRIN DES MASSACRES A MILLE TOMBES

Madame Hamilton se relève, innocente et sans blessures. Elle est sûre de son sang, mais sa solitude est si dure qu'elle se laisse pleurer, silencieuse, enserrée dans la soie du fourreau de la robe d'une autre. Elle s'assoit, se rassasie au regard de la photo qui trône au sommet des souvenirs d'Afrique, se remémore l'argent facile tiré des mines obscures où les visages fatigués s'obstinaient sans espoir de guérison. La guerre n'a pas eu ma peau et jamais je n'ai trahi, jamais la dureté du choix du moindre mal ne me fut imposée. J'ai perdu l'homme que je m'étais donné. Il fuyait souvent dans le sillage des Macédoniens venus protéger nos maisons. L'héritage de mes pères me donnait le droit de les humilier. Mais lui savait qu'il risquait chaque jour de ne plus leur complaire, sans soupçonner à quel point ces gens, comme nous autres en d'autres temps, pouvaient en eux posséder le désir de jouir de la force totale et facile que donne la puissance d'une invasion soutenue par la masse dominante d'une nation au sommet de son art. Madame Hamilton détourne les yeux du visage immobile qui la contemple depuis l'intérieur du cadre accroché. Dans les motifs du tapis venu d'un marché soudanais, elle veut apercevoir le plan du labyrinthe qui, dans le froid du dehors, la conduira jusqu'à l'endroit initial où rien encore n'a été choisi. En amont du temps présent, elle refusera de monter dans l'avion qui l'avait emmenée jusqu'à la ville maudite où régnait la fièvre des fortunes sans efforts amassées. Plus encore que la fiction des marchés financiers, la dureté des diamants permettait à l'homme vif au calcul de s'envoler au plus haut sur un char brillant pour devenir la pluie de sa propre vie, et jamais plus ne compter le nombre des jours et nuits qui, loin dessous dans la brume, affligeaient de leurs coûts l'épuisante légion des laboureurs et de leurs femmes efflanquées. Les charniers congelés qui creusent les champs, par instant, au bord d'une forêt, ont donné au paysage une expression silencieuse, une absence sereine de mystère, de joie, d'attente. Elle connaît le chemin qui la mènera de retour dans l'enceinte du domaine de sa famille répudiée. Où irait-elle désormais ? En quel endroit, la nuit et son jour-marmot pourraient-ils être moins nocifs à l'humeur fragile d'une survivante épargnée ? Elle sait ne mériter sa survie qu'au seul bon vouloir du réel, ce bon-papa ni gentil, ni méchant, qui d'ailleurs n'a pas de nom et ne peut se nommer qu'Innommable. Josiane Hamilton rentre chez elle avant que la fin de la nuit n'essaie, une dernière fois encore, de la tirer par le bras.

Viktor Ugo

samedi 8 septembre 2007

Enigmes psy...

Explorons un genre... Le roman policier, dont voici les principes de base : une énigme meurtrière est posée au départ ; sa solution sera révélée le plus tardivement possible ; mais tout en étant cachée, la vérité doit être accessible au lecteur... Attention, le roman policier, dit whudonit ?, ne doit pas être confondu avec le polar, qui obéit à d'autres principes, non pas tant de dissimulation que d'exploration. Le roman policier, explique Pierre Bayard (dans Qui a tué Roger Ackroyd ?) rappelle la psychanalyse : on y part à la recherche de la culpabilité originelle ; tout signe, dans cette (en)quête, peut faire l'objet d'une interprétation.

Un cadavre dans la peau

- Vous avez interrogé le cadavre ? demanda le commissaire.
- Il refuse de parler ! répondit le lieutenant.
C’était la plaisanterie favorite des deux policiers chaque fois qu’ils étaient confrontés à une mort violente.

Le corps était celui d’un homme entre deux âges. De corpulence moyenne, il avait des cheveux poivre et sel, et portait un costume de médiocre qualité. Le visage du cadavre était livide, les joues se creusaient, comme aspirées à l’intérieur de la bouche, et la raideur des membres laissait à penser que la mort remontait déjà à plusieurs heures. C’était une femme d’une cinquantaine d’années qui avait découvert le corps à moitié dissimulé dans un taillis, près de son domicile, alors qu’elle sortait faire pisser son doberman, comme chaque soir à la même heure.

Le commissaire s’adressa au médecin légiste, un colosse adipeux aux mains comme des battoirs, qui bavait toujours un peu, même quand il ne parlait pas.
- Alors, doc, que nous dit la victime ?
- Pas grand-chose dans son état !
- Mais encore ?
- A première vue je dirais, par exemple, que notre homme n’était pas marié ! déclara le légiste d’un ton péremptoire, en expectorant un jet verdâtre de salive, sans se soucier le moins du monde de l’incongruité de sa réponse.
- Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment il a été tué ?
- Je ne pense donc pas que sa femme soit pour quelque chose dans ce meurtre ! précisa le médecin en s’essuyant la bouche d’un revers de main.
- Vu qu’il n’était pas marié, c’est logique, en effet ! ironisa le lieutenant.
- Voilà donc un suspect de moins ! grommela le commissaire entre ses dents jaunies par l’abus de tabac.
Mais ne put s’empêcher de triturer dans sa tête quelques pensées acerbes.

En affirmant que cet homme n’est pas marié, le doc se débarrasse bien vite de l’adage policier qui préconise, en tel cas, de toujours chercher la femme, ce qui ne m’autorise pas pour autant à transformer toute épouse putative ou morganatique en meurtrière présumée !

- Vous dites, patron ? demanda le lieutenant.
- Je me parlais à moi-même ! répondit le commissaire d’un ton rogue.
- Mais vous pensiez si fort que j’ai entendu distinctement vos propos !
- Vous feriez mieux de ne pas écouter aux portes !

Il n’aimait pas être dérangé dans ses réflexions, et supportait encore moins d’être percé à jour par un subalterne, fut-il son adjoint le plus direct. Le lieutenant, de son côté, mit en branle deux ou trois pensées qui s’effilochèrent au fur et à mesure qu’elles traversaient son crâne légèrement aplati vers l’arrière.

Le médecin légiste dictait son premier rapport en crachotant des postillons nauséabonds dans son magnétophone portatif.
- Alors, qu’en dites-vous ? interrogea le commissaire, de toute évidence pressé de regagner son lit dans lequel l’attendait son épouse qui devait ronfler comme à son habitude.
- Il a reçu plusieurs coups de poignard dans le thorax. Le cœur a été perforé en deux endroits différents. L’autopsie nous en dira plus, patron.
- Bien sûr ! soupira le commissaire en massant ses paupières alourdies par la fatigue et le manque de sommeil.

Trente-cinq ans que je suis marié avec la même femme, et pas une seule entorse au mariage, c’est fou cette constance, que dis-je, cette obstination irrationnelle dans le dévouement à un seul être, malgré le temps qui nous éloigne l’un de l’autre un peu plus chaque jour, et qui nous enlaidit, de corps et d’âme, sans qu’on puisse rien y faire !

- Vous m’apporterez votre rapport tapé et relié (une autre de ses plaisanteries favorites) aux premières lueurs de l’aube ! ordonna-t-il au médecin légiste d’une voix forte, comme pour combattre sa lassitude.
- Pour la reliure, vous préférez le simili cuir ou la vachette landaise ? demanda le médecin d’un ton faussement sérieux.
- Ne jouez pas au plus malin avec moi !gronda le commissaire. Vous connaissez parfaitement mes préférences !
Il s’éloigna d’un pas pesant de l’endroit où reposait le cadavre. Le lieutenant le rejoignit en quelques bonds saccadés, comme si les jointures de ses jambes manquaient un peu d’huile.
- Au fait, vous avez interrogé le témoin ? demanda le commissaire.
- La femme ou le chien ?
- En ce qui concerne le doberman, faites-le coffrer, on ne sait jamais !
- Et sa maîtresse, j’en fais quoi ?
- Demandez-lui de vous raconter la découverte du corps sans omettre le plus petit détail.
- Bien, patron !
- Je veux la déposition de cette femme, dûment signée, sur mon bureau demain matin !
- A l’aube quand blanchit la campagne ? s’écria à la cantonade le lieutenant pour montrer qu’il avait des lettres.
- Avant, bien avant ! répliqua d’un ton péremptoire le commissaire.

Celui-ci regagna sa voiture. Le corps, empaqueté dans un sac en plastique blanc, fut hissé dans un véhicule pour être transporté à l’Institut médico-légal. Après l’effervescence qui suit toujours la découverte d’un cadavre, l’agitation des policiers était retombée. La fatigue se lisait sur tous les visages. Chacun n’aspirait plus qu’à rentrer chez soi pour s’écrouler sur son lit et ne plus penser à cette nuit détestable.

Le lendemain, en lisant le rapport de son adjoint, le commissaire apprit que la victime exerçait le métier de coiffeur pour chiens. Son officine se trouvait à quelques centaines de mètres de l’endroit où son corps avait été découvert. Cette découverte plongea le commissaire dans un abîme de perplexité.

Comment peut-on préférer coiffer des chiens plutôt que des hommes? J’en conclus que la victime préférait la compagnie des animaux à celle des humains, pourtant d’après le rapport il n’avait même pas un chien chez lui, ce qui est tout de même étrange, au regard de sa profession du moins, il vivait seul, rigoureusement seul, pas non plus la moindre trace de la plus infime relation amoureuse, il ne parlait guère à ses voisins et sortait très peu de son appartement, sauf pour aller à son travail, c’était un reclus qui souffrait d’asthme ou de bronchite chronique, le rapport n’est pas très clair sur ce point, cet homme devait avoir quelque chose à cacher, une vie aussi morne et triste n’est pas un simple fait du hasard, la solitude se façonne jour après jour, elle obéit à une construction mentale parfaitement voulue et désirée, la victime a donc souhaité sa propre fin, il l’a fabriquée patiemment dans sa tête par la seule volonté de son esprit, il me faut chercher les raisons de sa mort dans les motivations les plus secrètes, les plus intimes de cet homme, le meurtre n’est que la conséquence logique d’une démarche suicidaire, la victime est venue de son plein gré au devant du couteau, n’a rien fait pour esquiver la lame…

Sa réflexion fut brutalement interrompue par l’arrivée du lieutenant.
- Alors, quoi de neuf ? demanda-t-il d’une voix revêche.
- La femme au doberman a vu quelqu’un qui courait dans la rue deux ou trois minutes avant qu’elle ne découvre le corps…
- Un homme ?
- La femme m’a dit que la rue était assez mal éclairée, mais il lui a semblé que l’ombre qui s’enfuyait avait la frêle corpulence d’une femme…
- Cherchez parmi les proches et les clientes du coiffeur !
- Il semblerait aussi, d’après le voisinage, que notre coiffeur ait eu des problèmes avec sa jeune employée, shampouineuse de son état…
- Ne me dites pas qu’il la harcelait ?
- Quelque chose dans ce genre, en tout cas !
- Vous avez l’adresse de cette personne ?
- Bien sûr, patron !
- Alors, vous devriez déjà être chez elle !
- Bien, je file au domicile de la donzelle et je vous la ramène ici…
- Inutile de lui passer les menottes !

Le lieutenant s’éclipsa sur ces mots. Le commissaire se mit à grimacer en repensant au visage effaré de sa femme lorsqu’il avait surgi dans leur chambre en pleine nuit. Elle avait poussé un cri de frayeur, comme s’il avait été un fantôme. Mais il n’avait pas cherché à la rassurer. Peut-être était-il, en effet, un fantôme ?

- Tu m’as fait peur !
- Ce n’est que moi !
- Tu pourrais au moins allumer la lumière !
- Je ne voulais pas te réveiller !
- C’est réussi !
- Pardonne-moi !
- Pourquoi rentres-tu si tard ?
- J’avais un meurtre sur les bras !
- Tu ne ramènes que la mort à la maison !
- C’est mon boulot qui veut ça !
- La prochaine fois, débarrasse-toi de cette odeur, s’il te plaît…
- De quelle odeur tu parles ?
- Les cadavres ont une odeur particulière, tu le sais, et ta peau est imprégnée de cette odeur, je ne peux plus la sentir, elle me suffoque chaque fois que tu t’approches de moi, par pitié, va dormir sur le canapé du salon…
- Je vais prendre une douche…
- C’est inutile, l’odeur sera toujours là, à force j’ai l’impression que je vis perpétuellement avec un cadavre…
- Je suis encore bien vivant, je t’assure !
- Sors de cette chambre et laisse-moi dormir !

Il avait donc passé le reste de la nuit sur le canapé du salon, entre veille et sommeil. Au matin, il s’était éclipsé très vite de l’appartement pour rejoindre son bureau. Il ne s’était ni rasé ni lavé. Ses cheveux hirsutes donnaient à son visage un air de chien battu. Ce qui était, à tout prendre, de circonstance.

Une heure plus tard, le lieutenant revint au commissariat avec la shampouineuse. Le commissaire la fit asseoir dans son bureau. La jeune fille, malgré l’heure matinale, arborait un maquillage sophistiqué qui l’enlaidissait plutôt. A part ça, son visage était d’une effrayante banalité.

- Vous savez que votre patron est mort ? dit le commissaire d’une voix ténue.
- Oui, votre adjoint m’a appris la mauvaise nouvelle…répondit-elle encore plus faiblement, comme si elle craignait de troubler le silence pesant qui s’était installé dans la pièce.
- Mauvaise nouvelle, dites-vous ? murmura le commissaire.
- Je vais perdre mon emploi…
- Mais la mort de votre patron, qu’est-ce que vous en pensez ?
- Rien !
- Vous ne l’aimiez pas ?
- Mon patron se conduisait comme un goujat à mon encontre…
- Pouvez-vous préciser votre pensée…
- Il était sans cesse derrière moi, à me coller au train, pardonnez cette expression vulgaire, mais je n’en trouve pas d’autre pour décrire son attitude…
- En somme, il cherchait à coucher avec vous ?
- Voilà, monsieur le commissaire !
- Et vous, vous n’éprouviez aucun sentiment pour votre patron ?
- Pas le moindre, bien sûr !
- Vous l’avez donc tué ?
- Oui.
- Parce qu’il vous poursuivait de ses assiduités ?
- Ce n’est pas seulement pour cette raison. En fait, je ne supportais plus de sentir son haleine chaude dans mon cou, je ne supportais plus l’odeur qui émanait de sa peau rêche, de son souffle court…
- Vous l’avez assassiné pour cette seule raison ?
- Son corps exhalait une odeur qui me répugnait…
- Vous pouvez mieux la définir, s’il vous plaît ?
- C’était comme une odeur de chair avariée…
- Vous ne la supportiez plus, n’est-ce pas ?
- Elle me répugnait, en effet !
- Pourquoi faites-vous cette grimace, mademoiselle ?
- Pardonnez ma franchise, monsieur le commissaire, mais vous aussi vous portez sur votre peau cette même odeur…
- Vraiment ?
- Oui. Quand je la respire, cette odeur de mort agit sur mon subconscient et me fait perdre toute raison,…
- Vous avouez donc avoir tué votre patron avec un couteau de cuisine ?
- Oui, et je ne regrette rien !
- Est-ce que vous avez encore le couteau sur vous ?
- Bien sûr !
- Vous pouvez me le donner, s’il vous plaît ?

La jeune fille ouvrit son sac et en retira l’arme blanche tachée de sang. Elle pointa la lame vers le commissaire. Celui-ci ferma brusquement les yeux, comme s’il avait été ébloui par une lumière trop forte. Il vit apparaître, dans une espèce de brume grisâtre, le visage de sa femme. Il se superposa à celui de la jeune fille. Il eut l’impression qu’une main s’approchait de lui. Et qu’il recevait, soudain, plusieurs coups violents dans la poitrine. Il tomba de son fauteuil. Avant de sombrer dans le noir le plus total, il entendit des aboiements qui résonnèrent douloureusement dans sa tête, ainsi qu’un rire strident de femme à ses oreilles.

François Teyssandier

Le Cygne noir

« Notre brasserie est bondée ce soir, et je vous vois, le caban ruisselant, chercher un siège : prenez place à ma table, monsieur, je vous en prie instamment. Oserais-je parier que vous venez de loin ? Officier sur le Stonehaven, qui est arrivé tantôt de Calcutta ? Je m’en doutais. Goûtez ce genièvre. Réchauffez-vous, étendez les pieds vers ce feu de charbon, car il pleut épouvantablement sur Anvers ce soir, n’est-ce pas ? Et l’année 1904 s’approche à grands pas. Déjà. Moi aussi, je lève mon verre à votre excellente santé, monsieur. Comment ? Pourquoi me prends-je la tête entre les mains ? Mais je ne me prends aucunement la tête entre les mains, qu’allez-vous inventer ?... Je suis gai, un véritable loustic. Il est pourtant vrai que j’exerce une profession qui réserve parfois d’étranges surprises... Plaît-il ? Si j’ai une histoire à vous raconter ? Ecoutez plutôt.
» La porte fracturée du jardinet de cette maison un peu isolée, presque à la sortie de la ville, du côté de la route de Beveren, la sauvagerie du meurtre – la victime avait eu la tête fracassée à la pelle à charbon –, la monnaie éparpillée, des bouteilles brisées, tous ces éléments avaient fait conclure assez rapidement à un crime de rôdeur pourtant l’enquête, confiée à un blanc-bec, s’était bientôt enlisée. La victime était sous-chef de bureau dans une compagnie de navigation, un homme sans histoires, inconnu des services de police. Le procureur royal venait de se résoudre à classer l’affaire. Mais reprenez un peu de ce genièvre, le meilleur de la réserve du Zwarte Zwaan (joli nom que le Cygne noir, n’est-ce pas ?), et veuillez accepter un cigare. Il vient du Nicaragua, que croyez-vous, Anvers n’est pas ouverte sur le monde, Anvers est le monde, monsieur, comme tous les ports, vous le savez mieux que moi, bien sûr.
» Donc, il ne restait plus qu’à verser à la veuve le montant de l’assurance-vie, qui était coquet, croyez-moi. C’est alors que ces messieurs du directoire de La Généreuse de Flandre ont jugé utile de procéder à d’ultimes vérifications et m’ont prié – permettez que je me présente : Léon De Kroon, contrôleur de la Généreuse, très honoré, monsieur – d’aller remettre le nez dans cette misérable affaire.
» De façon détournée, bien sûr, j’ai eu accès au dossier et j’ai réexaminé les déclarations de la veuve, du fils, qui étudie à Bruxelles et était justement venu ce jour-là rendre visite à ses parents, pour me persuader assez vite que quelque chose ne tournait pas rond dans les horaires, les entrées et sorties... Je me suis donc rendu sur place, ès qualités. Je vous épargne les détails, mais, pour l’essentiel, j’ai découvert que la porte du jardinet avait été fracturée de l’intérieur, ce que la déchirure du bois indiquait nettement. Ces messieurs de la Sûreté, je le regrette, avaient travaillé comme des enfants – pour ne pas dire pis. Mes soupçons se sont rapidement portés sur la veuve, trop éplorée pour être honnête à mon avis, que j’ai pas mal tarabustée mine de rien et qui a rapidement avoué le meurtre. Mais ça ne collait pas non plus – les dames n’aiment guère manier la pelle à charbon. Encore un doigt de genièvre ? J’ai continué à la tracasser, lui disant qu’elle ne verrait jamais l’argent de l’assurance, j’ai fait pression sur elle assez mochement je dois dire, et elle a lâché prise. Une très jolie femme, la quarantaine, beaucoup de classe.
» Eh bien tenez-vous, la veuve s’était elle-même infligé sur le visage de fort vilaines ecchymoses, puis avait persuadé son fils que son mari la battait, et l’avait supplié de prendre sa défense. Le fils – un niais insignifiant –, crédule, avait suivi à la cave son père descendu chercher du charbon, l’avait interrogé, le père bien sûr avait nié, ils s’étaient violemment querellés et pour finir, dans le feu de la dispute, le fils avait tué son père à coups de pelle. Comment, il y avait bien des haines dans cette famille ? La femme envers son mari, pour des raisons que le procès – car l’enquête est rouverte et procès il va y avoir – va peut-être éclaircir, à moins que le montant de l’assurance-vie ne constitue un mobile suffisant ; le fils envers le père, par amour excessif pour sa mère, par jalousie. Comment, si la mère avait des... relations contre nature... avec son fils ? Non, rien ne permet de le supposer. Pourtant, ce n’est pas un cas unique que ce meurtre du père par le fils, vous savez, loin de là, si vous consultiez les archives des quotidiens vous en seriez surpris, c’est cela qui m’a mis la puce à l’oreille. Nous en revenons toujours à l’Antiquité, à ce mythe sur lequel ce médecin viennois, dont le nom m’échappe, bâtit son abracadabrante théorie... Que me dites-vous maintenant, s’il vous plaît, quels sont ces mots qui peinent à percer le brouhaha ? Qu’elle m’aurait proposé ses faveurs pour acheter mon silence ? Mais qu’allez-vous chercher là, monsieur ? Et que je l’aurais trahie après avoir joui d’elle ? Absurde ! Et bas, monsieur, d’une bassesse insigne, pardonnez-moi le terme. Comment cela, je tremble ? Je ne tremble nullement, monsieur. C’est le genièvre, sans doute, qui vous trouble l’entendement. Moi qui vous croyais un homme bien éduqué... Mais je vous ennuie. Commanderons-nous maintenant, pour ne pas boire à jeun, un plat de charcuterie ? Non, vous devez rentrer à bord sous cette pluie qui redouble et vous êtes las ? Las de tant de boue ? Eh bien, pardonnez-moi de vous avoir fait perdre votre temps. Adieu, monsieur. »

Patrick Boman

C’est qui qu’a fait ça ?

Le petit chat est mort. Vlang. Rétamé sur le sol, et ce sera difficile de faire croire comme pour Boulin qu’il s’est suicidé vu qu’il a le ventre ouvert (sordide vision, tripes et boyaux, rivière de sang etc). Sans compter qu’un chat ne se suicide pas, admoneste l’expert en chats appelé sur place.

Qui c’est qu’a fait ça ? S’écrit alors sa maîtresse, la Comtesse du Cheshire avant que de se jeter dessus à la mode piéta.

Chais pas madame, répondent en chœur les personnels de service.

Va falloir élucider ça, déclare peu après l’inspecteur Moustache mandé pour ce faire. Parce que ce chat, ce n’était pas n’importe quel chat. C’était un chat qui prédisait l’avenir, qui apparaissait et disparaissait à volonté dans les cieux, c’était le chat de la Cheshire, la comtesse en ces lieux, patronne de ses suivants, dame patronnesse au delà de ses murs, aimée de tous… et accessoirement, elle avait fait du petit chat, son héritier direct.

Le mobile me semble clair, s’exclama l’inspecteur Moustache avec ravissement, on a tué le petit chat pour hériter à sa place !

C’était brillant et confondant comme déduction. Et rapide avec ça. Sauf que personne n’héritait à la place du petit chat, si ce n’est le Fisc, mais le Fisc pouvait-il en être réduit à tuer les chats de ses contribuables afin de toucher le pactole ? Cela semblait difficile à croire, même après une enquête psychologique poussée auprès de la Recette du lieu de domiciliation de la comtesse où l’inspecteur Moustache fut confronté tout à tour à un recalé de l’ENA très agité, une ex-pervenche bio-conscientisée et un défroqué devenu activiste à l’UMP.

Vous n’avez vraiment pas d’autre héritier ? Insista lourdement l’inspecteur Moustache auprès de la Comtesse, soulignant ainsi que cette femme, aussi riche et généreuse soit-elle, n’avait néanmoins pas réussi à être mère, ou tante, ou je ne sais quoi. La dame de compagnie, Lili pute, lui écrasa le pied, c’était une gaffe ça. Non, sa patronne n’avait aucune famille, ni enfants, ni neveux, ni à défaut parents, oncles, tantes, ou autres branches à son pommier. Afin d’accélérer l’intrigue, la dame de compagnie laissa alors tomber sur le sol un couteau sanglant. C’était grossier. Il y a des meurtriers maladroits mais de là se promener avec un couteau sanglant sur soi… à chier.

C’est pas moi ! S’exclama d’ailleurs vigoureusement la dame de compagnie.
C’est peut-être moi qui ai laissé choir ce couteau ? Grogna l’inspecteur Moustache.
Non bien sûr, admit la dame de compagnie, mais je veux dire que je ne m’en suis absolument pas servi pour trucider ce chat en lui ouvrant le ventre alors que tout le monde regardait les résultats des élections…
C’est à voir, avança prudemment l’inspecteur Moustache, qui se sentait un peu floué dans son enquête par autant de maladresse opportune.

Il se renseigna. La dame de compagnie n’héritait absolument de rien car la comtesse, aussi charitable soit-elle, avait des préjugés de classe et pré-supposait que sa dame de cœur ficherait son argent par la fenêtre en allant essayer des canapés en cuir de vache chez Confo à peine l’héritage touché. Donc ça ne pouvait pas être elle, conclut-il aussitôt.

Mince alors, rouspéta l’inspecteur Moustache, ça se complique.

La dame de compagnie fit alors un intéressant lapsus. Au lieu de dire, ça ne s’est jamais vu, au sujet d’une histoire de pot au feu froid servi à la table de Noël, elle déclara, chat ne s’est jamais vu. Or, le chat de la Cheshire avait l’intéressante habitude d’apparaître soudainement dans les airs, donc de voir et d’être vu, alors que vous étiez par exemple occupée à fouiller les affaires de votre maîtresse afin de.

C’est pas moi ! S’exclama encore la dame de compagnie.

Mais si c’était elle, fit entendre le chœur du personnel, la cuisinière, le jardinier et le portier, sans oublier le promeneur de chat. Elle avait cette triste habitude qui était de fouiller les affaires de sa maîtresse car elle était persuadée être née comtesse puis avoir été hasardement échangée à sa naissance contre une roturière. Elle aimait d’ailleurs appeler la Comtesse, maman, quand celle-ci débranchait son sonotone.

Je vous arrête ! Clama l’inspecteur Moustache. Et disant cela, il s’adressait au personnel réuni moins la dame de compagnie, et donc non à celle-ci.

En effet, pourquoi assassiner le chat qui n’avait fait que voir ce que tout le monde savait ? C’était cruel et inutile, surtout inutile, et cela ne pouvait que viser à charger Lili pute qui certes se promenait avec le couteau du crime sur elle… sauf qu’après analyse, le couteau sanglant s’était avéré sanglanté du sang d’une vache, découpée pour le dîner de la Comtesse. Le personnel ignorait le contenu du testament de la Comtesse et avait fini par croire que Lili pute était bel et bien la fille cachée de sa mère, la Comtesse du Cheshire, et qu’il fallait la plomber pour l’empêcher d’essayer des canapés en cuir chez Confo.

Mais comment avez-vous su tout cela ? S’extasia délicatement la Comtesse en touillant son thé vert de Corée.
Dix années de psychanalyse, se rengorgea l’inspecteur Moustache, j’ai appris à savoir combien l’inconscient est tordu et combien rien n’est jamais là où l’on s’y attend.

Marie Chotek

dimanche 10 juin 2007

Chez les monstres

Avant les vacances, trois textes qui racontent l'Autobiographie d'un monstre


Mauvaise mère

Je suis devenue un monstre quand je suis devenue mère. Avant, j’étais plutôt du genre charitable, à tenir les portes, à garder les enfants des autres, à aimer les bluettes le soir à la télé. Puis j’ai donné deux fois la vie et quelque chose en moi a surgit, qui était peut-être là depuis longtemps, tapi, qui n’attendait que le juste moment pour éclore…

Je rentre, je pose à peine mon sac, hurlements. La nounou arrive du fond de l’appartement, avec dans les bras, ma dernière œuvre, mon dernier joyau scintillant, braillant, écumant, bavant… mon bébé, je parviens à balbutier, épuisée, au bord du gouffre après 10 heures de bureau à plancher sur les savonnettes mais c’est ça l’émancipation. Surgit du fond de la cuisine, l’autre joyau, la première œuvre, sa sœur, couverte de caca non de nutella également hurlante. Une histoire de tartine tombée par terre, la mauvaise face, ma fille me ressemble comme un clone.

Je ferme les yeux, et souvent, souvent, je fais ce rêve étrange et pénétrant… je suis au volant de ma voiture, les deux lutins saucissonnés derrière dans leurs sièges comme des sans papiers retour forcé au pays, hurlant, criant, à peine le périf dépassé et l’autoroute engagée, on part pour les vacances d’été, leur père est resté à Paris, des dossiers à boucler, et alors… alors, je bifurque de l’autoroute, direction l’aire de repos. Je dépose le berceau du dernier né derrière un conteneur, j’accompagne sa sœur aux toilettes qui me demande pourquoi j’ai laissé son frère derrière et non dans une poubelle. C’est un monstre elle aussi, c’est normal, c’est ma fille. Je lui dis que je monte la garde devant les toilettes, elle y entre, suspicieuse, elle sait de qui tenir. A peine la porte refermée, je pars en courant, je rentre dans la voiture, démarre à toute vitesse et m’enfuis de l’aire d’autoroute. Je roule plusieurs minutes en chassant de mon esprit l’horreur de ce que je viens de faire, abandonner mes propres enfants sur une aire d’autoroute. Puis les images arrivent, et c’est affreux, je m’en délecte. La tête de la gamine quand elle sort des gogues, son petit visage atterré, maman a disparu, sa colère d’abord, où est-elle cette salope, ma fille parle très mal, puis ses larmes, ses hurlements et un homme qui se penche au-dessus d’elle. Dès fois, c’est un brave gars, touché par le chagrin de mon enfant, ou bien alors un homme stérile qui essaye depuis des années de se reproduire avec sa femme stérile, il est heureux, il a trouvé un enfant comme ça, pof, sur un coin de bitume. Parfois, c’est un satyre, viens avec moi ma petite on va la chercher sur le parking, et il a déjà en tête tout un programme pour internet. Je respire avec peine, c’est à la fois délicieux et atroce, c’est limite sexuel je veux dire comme plaisir. On retrouve ensuite son frère derrière le conteneur, là j’hésite entre une mère pleine de compassion, un flic ou un pitbull. Là aussi, quand c’est le pitbull (ou le flic), j’ai du mal à ne pas hurler, de plaisir sadique et d’horreur aimante ah que c’est bon, chérie, tu as pris le pain ou je redescends le chercher ?

En général c’est mon mari qui m’interrompt, il rentre du travail, et sauve ainsi sans le savoir ses enfants de l’abandon et leur mère, de la monstruosité.

Marie Chotek


Autobiographie d’un monskre

« Le pousseur, monstre froid », titra la presse le lendemain du jour où ma chance a tourné, assertion contre laquelle je m’élève avec vigueur. Car enfin les individus que je me permettais de soustraire du circuit, de façon définitive je l’admets, devaient être considérés comme de véritables chancres à la surface d’un corps social qu’il était urgent d’assainir. J’assume pleinement mes actes, ma Mission, mon Œuvre, et que mon avocate, qui tente avec désespoir de me faire passer pour une victime, aille se faire voir. Méritent-ils de vivre, ou plutôt de survivre comme des esclaves, ces types qui portent en plein été des pompes pointues, des costars noirs et des chemises blanches, le plus souvent avec une cravate rose ou violacée comme une bite ? Ou doit-on leur faire la bonté de les pousser sous le métro ? Ce qui est simple affaire de minutage à l’heure de pointe, et vous me voyez désolé pour les conducteurs, dont ces épisodes ébranlent, assure-t-on, le psychisme.
Je ne suis pas seul. Je sais que sur cette Terre des frères inconnus travaillent dans l’ombre à l’élimination de ces poux : à Londres, vu la façon dont le Tube est foutu, il faut mieux les pousser dans la Tamise par un matin de brouillard. A Shanghai, on tombe facilement dans les eaux jaunes du Huangpu, et à New York, dans celles de l’East River...
Il est temps que chacun contribue à sauver la planète, et je me targue d’avoir apporté ma pierre à l’édifice en m’occupant de ces jeunes, ou plus si jeunes, cadres dynamiques obnubilés par leurs profits, leurs indices boursiers, leurs placements, et tout affairés à vendre au pauvre monde, avec leurs sourires frelatés, des contrats d’assurance, des bagnoles, des gourbis et des voyages à grands coup de crédits. Salopards. On m’objectera que je m’attaquais aux humbles en quelque sorte, au menu fretin du métro, les autres roulant dans leurs précieuses caisses que je n’ai jamais eu le courage d’attaquer au bazooka. Cet argument est fondé – chacun a son talon d’Achille.
D’autres se consacrent aux débris qui bavent ou aux connes à landau. Moi, c’est avec les gominés en costar à fines rayures que je me suis le plus éclaté : quand j’ai arrêté de compter, j’en étais facilement à une vingtaine ; les tondus et les chauves, idem ; catogans, une dizaine ; ceux dont les bouclettes grasses rebiquaient dans le cou me dégoûtaient tellement que je devais faire un effort et penser à ma Mission, et, du coup, j’ai un mauvais bilan de ce côté-là. Une fois, une seule, j’en ai épargné un, qui avait une superbe natte rousse, épaisse et longue – imaginez les fantasmes de la psy aujourd’hui à ce sujet, elle n’en peut plus, la gourde. J’aurais mieux fait d’expédier également ce rouquin, ça aurait moins fait jaser. On est toujours trop bon.

Ignacio Matapulgas


Un homme horriblement bon

Je suis un homme bon. Horriblement bon. Toujours prêt à rendre service. Toujours disposé à m’effacer au profit d’autrui. En aucun cas je n’impose ma présence aux autres, parce que je la juge incongrue en tous lieux. Je ne participe à aucune conversation sérieuse pour ne pas importuner mes amis. Le silence est ma vertu principale. Aucun mérite à ça ! Je n’ai jamais rien à dire. Strictement rien à dire qui ait le moindre intérêt. Aucune opinion personnelle ne vient encombrer mon esprit. Encore moins le pervertir. Mon esprit est aussi lisse que mon visage. Pas une ride, aucune imperfection à l’intérieur comme à l’extérieur ! Voilà, résumé en quelques mots, avec la modestie et l’effacement qui me caractérisent, l’essentiel de ce que je peux dire sur moi. Je confirme, en effet, sans fausse pudeur, que je suis un homme d’une grande bonté. Si affable, si tolérant et réservé, que j’en deviens un homme affreusement banal, pour ne pas dire presque invisible, aux yeux de tous. Dès qu’on m’aperçoit, on me sourit et on me tapote au passage la joue ou l’épaule, d’un geste qui se veut amical mais qui n’est que distant. Puis on détourne le regard, comme si j’inspirais à tous ceux qui m’approchent une vague pitié teintée d’un zeste de commisération plus ou moins hautaine. Me prendrait-on pour un imbécile ? Ou me prend-on réellement pour un imbécile ? Il m’arrivait, autrefois, de me le demander, sans trop me soucier de la réponse. Aujourd’hui, je ne me pose même plus la question. Je suis devenu un homme si bon - jamais une pensée mauvaise, jamais une mauvaise action – que personne n’ose plus se moquer de moi. Du moins ouvertement. On me respecte donc, si l’indifférence que génère ma bonté peut être considérée comme une marque de respect. Rien n’est moins sûr ! Mais à présent, plus rien ne m’atteint en profondeur. Critiques, apitoiements, conseils et reproches, tout glisse sur ma peau comme sur les plumes d’un canard. Je parviens à ne pas les entendre. Encore moins à les écouter. Sans même qu’on ait besoin de faire appel à moi, je fonce tête baissée au secours de quiconque est en danger. Toujours disponible, et doté d’un zèle indéfectible, j’interviens pour rabibocher, malgré eux le plus souvent, des couples improbables qui se trouvent au bord de la rupture, pour rapprocher par des manœuvres souterraines, et quelquefois intempestives, des amoureux transis qui se refusent à faire les premiers pas, par simple timidité ou lâche indécision, pour veiller jour et nuit, au mépris de ma santé, des malades dont l’état se détériore à vue d’œil et qui finiront par mourir dans mes bras, pour assister en grand habit de deuil, sans y être invité par les familles, à l’enterrement de nombreux inconnus dont j’ignore tout de leur vie. Tous ces actes méritoires, mais bénévoles bien sûr, je les accomplis en affichant sur mon visage une sempiternelle bonne humeur qui force, semble-t-il, le respect ou l’admiration de tous. Du moins en apparence. Car ce respect - ou cette admiration, à vous de choisir ! – génère un certain agacement à la longue. Trop de bonté finirait-elle par lasser ? Peu m’importe ! Je trace mon chemin sans faillir. Avec une opiniâtreté qui me grandit à mes propres yeux. Mais je suis devenu un homme si bon que je finis par être trop indulgent avec moi-même. Certains amis m’ont fait comprendre, avec ironie ou irritation, que cette bonté poisseuse devenait un défaut et qu’il était temps que je me reprenne au plus vite, si je ne voulais pas me mettre moi-même au ban de la société, sans que personne ne pût - ou ne voulût - empêcher ma chute. Situation qui serait, bien sûr, très préjudiciable pour moi, pensais-je avec une anxiété croissante! Si, par malheur, je ne pouvais plus exercer de plein droit ma bonté, que deviendrais-je ? Un objet qui n’a plus d’utilité et qu’on remise dans un placard? Un vague souvenir qui finira par disparaître de la mémoire de tous? Mais ceux qui gravitaient autour de moi semblaient n’en avoir cure. Tous s’empressèrent de changer, en un quart de tour, d’opinion à mon égard, détestant sans vergogne le lendemain ce qu’ils avaient toléré – ou encensé - la veille. « Deviens méchant ! » m’ordonna même une de mes amies, au cours d’un repas en tête à tête encore plus sinistre que les précédents. Elle ponctua cette injonction sévère d’un rire de gorge qui me surprit. J’ai cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie de sa part, bien qu’elle n’eût aucun humour. Mais cet ordre proféré d’une voix folâtre, comme pour désamorcer sa brutalité, a fait par la suite son chemin dans mon esprit. Voilà qu’un ver invisible venait de s’introduire dans ma tête comme dans un fruit mûr pour le ronger de l’intérieur. Cette jeune femme austère et rigide - dont j’avais repoussé à maintes reprises les avances plus par paresse que par indifférence – revint à la charge quelques jours plus tard, avec une opiniâtreté qui me troubla parce qu’elle semblait sincère. D’autres amis, par la suite, se relayèrent pour me suggérer d’abandonner sur le champ cette bonté qu’ils finissaient par ne plus supporter et qui leur donnait envie de vomir chaque fois qu’elle se manifestait. A la longue, devant leur insistance, je me crus obligé d’accomplir un acte méchant, comme pour me prouver à moi-même que je pouvais contrecarrer, sans grand effort, ma nature profonde. Un matin, devant mon immeuble, j’aperçus un aveugle qui voulait traverser la rue. Je me suis bien gardé de lui proposer mon aide, alors qu’auparavant je lui aurais pris le bras, sans même lui demander l’autorisation, pour le guider d’une main ferme vers le trottoir d’en face. L’homme, effrayé par le bruit de la circulation, ne savait trop s’il pouvait traverser ou pas. Après quelques secondes d’attente, il se décida à avancer, s’en remettant au hasard. Mais à peine s’était-il engagé sur la chaussée qu’il fut renversé par une voiture, malgré le freinage en catastrophe du véhicule. Véhicule que j’avais vu venir, mais que je m’étais bien gardé de signaler à l’homme. Le choc ne fut pas très brutal. Presque à mon grand regret, sans que je sus trop pourquoi. L’aveugle se releva péniblement avec l’aide d’une dame âgée et du conducteur de la voiture. J’ai profité de l’agitation causée par l’accident pour m’éclipser en sifflotant dans une rue voisine. Une autre fois, je suis intervenu dans une dispute banale au sein d’un couple d’amis. Au lieu de chercher à rabibocher les choses – ce que je faisais jadis et naguère avec un talent certain et une abnégation digne des plus grands éloges – je fis au contraire tout mon possible pour jeter de l’huile sur le feu, afin que la dispute s’envenime au point de devenir d’une violence irréversible. Prenant parti, à tour de rôle, pour l’un ou l’autre des conjoints, j’eus la satisfaction de voir que leur couple, en apparence si uni, n’allait pas tarder à imploser. Ce qui me remplit de joie. Au fil des jours, en allant contre ma nature, je devins de moins en moins bon, au grand soulagement de mon entourage. Je fis preuve d’indifférence devant le malheur d’autrui, d’égoïsme vis à vis de ceux qui souffraient ou vivaient dans la misère. Cynique jusqu’au bout des ongles, je ne pouvais m’empêcher de critiquer de façon acerbe tous les comportements de mes semblables. Plus rien ne trouvait grâce à mes yeux. Le monde était devenu vil et bas, les gens d’une laideur physique et morale épouvantable. Je méprisais ouvertement quiconque s’opposait à moi. Je n’avais pas de mots assez durs pour les rabaisser devant les autres et leur faire sentir mon dégoût profond. Il m’est même arrivé, à plusieurs reprises, d’en venir aux mains pour imposer par la force mes idées, à plus forte raison si je savais qu’elles étaient totalement absurdes ou pernicieuses. En quelques mois, avec un appétit féroce, je me suis transformé en un individu méprisable. Mon chef d’œuvre d’abomination fut atteint le jour où je découvris mon meilleur ami pendu à une poutre de son grenier, dans sa maison de campagne où il m’avait invité le temps d’un week-end pluvieux. Il faut dire que j’avais tout fait pour le pousser au suicide, l’accusant sans preuve d’être le responsable du départ inopiné de sa femme avec un homme plus fin et subtil que lui. Quand je découvris le corps, alerté par un bruit suspect au-dessus de ma tête - je me trouvais alors au salon en train de siroter mon café - mon ami gigotait encore dans le vide. J’aurais eu le temps de couper la corde, car je portais toujours un couteau sur moi, et de lui sauver, sans aucun doute, la vie. Mais je n’ai pas fait le moindre geste. Les jambes de mon ami tressautaient de façon grotesque. On aurait dit un poisson échoué sur une grève et qui s’étouffe en de pénibles soubresauts d’agonie. Un rictus de jouissance sur les lèvres, j’ai patiemment attendu que le corps ne bouge plus. Ce jour-là, en proie à un état d’exaltation qui me fit monter les larmes aux yeux, j’ai compris que j’étais enfin devenu un monstre.

François Teyssandier

lundi 7 mai 2007

6 mai 2012, en France...

Le 6 mai 2012, quelque part en France...

L'idée étair évidemment d'imaginer la France de Sarkozy, après, allez, soyons optimistes ! un mandat : banlieues karcherisées, culture didierbarbeliviennisée, l'audiovisuel au pas, la sécu morte et enterrée, et une France qui se lève tôt pour travailler plus sans gagner plus...
ça vous plaît ?

Scénario proposé par Gaël, qui avait précisé que les pro-Sarko ont le droit de décrire un monde riant et ensoleillé...

Ce n'est pas ce que vous avez fait. Vous serez doc dûment fichés dans l’application informatique ELOI. On vous avait prévenus...


Avec lui le déluge

Quarante jours qu’il pleut sur mon maïs transgénique. C’est bien simple, depuis que le roi de la république a été réélu pour la troisième fois, il pleut. Il pleuvait déjà le soir de sa victoire, sur le podium dressé place de la Concorde, il pleuvait sur tata Mireille, toujours en vie grâce aux miracles de la science transgénique, il pleuvait aussi sur Johnny, venu exprès de sa république bananière avec ses lunettes de presbyte myope, et Bigard était toujours aussi pas marrant, alors sous la pluie, arrêtez moi tout ça.

On est trois dans ma commune à avoir voté à gauche, et ça se sait grâce aux prouesses du vote électronique, la machine reste bloquée au moins une heure dès qu’on vote pas pour l’autre. Mais de toute façon, ça fait rien, on ne s’en cache pas, Arlette, José et moi, on n’est pas mis au ban pour ça même si on considère que nous fréquenter peut porter la poisse et que dans les fêtes de village, on évite désormais de s’asseoir à côté de nous. Le candidat du NPS, nouveau parti sociétal, avait pour candidat un gars qui paraît-il a été recruté à la star ac ou à la ferme, quelque chose du genre, c’est les mauvaises langues qui disent ça. Il fallait plaire aux foules, de plus en plus pénétrées par la science people, alors pour le programme, on verrait après. Son ancienne candidate au NPS, Ségolène Royal, était morte mystérieusement étouffée par un toast au cours d’un banquet organisé avec les vioques d’avant qui, depuis, de toute façon, sont tous rentrés au gouvernement de Jamais sans moi (ou alors c’est qu’ils sont morts). C’est fou le monde qu’il y a dans ce gouvernement, il paraît que quand il y a un conseil des ministres, c’est les chaises musicales et que les plus jeunes n’ont aucune pitié des vieux.

J’ai voté pour ce gars, du NPS, parce que je suis poli, je ne vote pas pour les rois, c’est comme ça, mais j’aurais pu aussi bien voter pour une de mes vaches.

Depuis que le roi dirige ce pays, on cotise pour la sécu mais on n’a plus le droit aux remboursements, vu qu’il paraît que ça responsabilise les gens. On plante du maïs truqué, on a toutes les chaînes qu’on veut à la télé mais dès qu’une commence à être un peu intéressante, son responsable est viré. Tout le monde est obsédé par les étrangers clandestins, même si ici, le seul étranger c’est un Parisien qui a fuit la capitale car il en avait marre d’être réveillé au clairon tous les matins. Ici, c’est le coq qui le réveille mais un coq, c’est innocent et ça finit vite dans une casserole, pas comme un patron. Avec tout ça, les gens continuent de voter massivement pour Jamais sans moi, et j’espère juste que sur son yacht, il est devenu accro à la marine, il se paye un temps au moins aussi pourri qu’ici.

Ce matin, Rosine, une de mes vaches préférées, m’a demandé ce que signifiait au juste l’expression, « les Français sont des veaux ». Elle était très blessée qu’on qualifie ainsi les habitants de ce pays du nom de son petit, parce qu’elle sentait bien que ce n’était pas très gentil comme dénomination. J’ai rougi, malgré que j’ai la peau dure et vieillie, et j’ai essayé de lui expliquer. Mais plus je lui expliquais, plus je m’enferrais et plus elle était mortifiée. A la fin, elle m’a dit :

- Arrête Bernard, déjà quand t’étais ministre c’était cafouilleux, mais là ça devient absurde… je vois bien que tu es malheureux, tu y as cru dans la nouvelle ère, comme tous ces « veaux », et là, tu vois bien que les recettes d’une présidence imaginaire, c’est des vessies pour des lanternes, alors ce que je te propose, c’est que je sois candidate pour 2017, j’aurais tout juste 52 ans, c’est le bon âge pour être la reine des vaches non ?

Depuis, avec Rosine, on prépare à fond 2017. Mais il pleut toujours autant, on en est qu’il faut surtout construire une arche, plutôt que de s’occuper de conneries comme les présidentielles. Et je vous le donne en mille, l’autre, cet enfant de salaud, et son équipe de parvenus, ils ont leur yacht comme avant on avait son abri nucléaire. Malgré tout, les autres, ils continuent de croire en lui, comme quoi c’est un gars bien, honnête, le cœur sur la main et proche du peuple. Alors c’est pas gagné pour ma Rosine, pourtant si proche, de par sa nature vache, de mes concitoyens.

Marie Chotek


Harry Christ-Mass

Le communiqué de presse vient d’aboutir dans les boîtes à lettres électroniques de tous les organes d’information que compte le monde chrétien. Il est lapidaire ; à l’heure de la turbo-information, il faut faire court. La missive est signée par Harry Christ-mass, de son vrai nom Eugène Panouille, fondateur de l’Eglise des Dimanchistes : « Noël tombant un dimanche cette année, notre mouvement demande à tous ses fidèles de fêter la naissance de Jésus le 23 décembre ». Il serait vain d’en dire davantage tant la notoriété du gourou et de son discours est grande désormais. En quinze ans les Dimanchistes ont supplanté toutes les obédiences, petites et grandes, du christianisme, aidé en cela par des circonstances socio-économiques des plus favorables.
Tout avait officiellement commencé en France au mois de décembre 2005 lors des festivités commémorant le centenaire de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Issu d’une ancestrale famille protestante ayant eu à souffrir en son temps des dragonnades royales, Eugène Panouille sentit que cet anniversaire était le moment le plus propice à rassembler ceux pour qui l’affirmation d’une laïcité grandiloquente et à leurs yeux intransigeante devait enfin être rappelé, celle du renouveau de la religion chrétienne. Il lança donc, sous les quolibets des incrédules, sa nouvelle église, une de plus en cette époque de déboussolement général. D’emblée, on le railla de toute part. Bien vite on se rendit à l’évidence : l’entreprise était sérieuse. Elle reposait sur l’idée, saugrenue dans sa seule apparence, que ses adeptes défendraient le principe du travail du dimanche, et exclusivement ce jour-là. C’est le grand Séguéla, désormais spécialisé dans le recyclage de vieux slogans, à commencer par les siens, qui orchestra la campagne publicitaire qu’il sentait être l’apothéose de sa carrière de marchand d’illusions. Il attaqua bille en tête : Eugène devait abandonner son patronyme par trop franchouillard pour adopter un nom plus en rapport avec une idée devant rapidement – il en était persuadé lui-même – déborder l’étroitesse des frontières hexagonales. Partout les affiches, encarts et spots fleurirent : « Harry Christ-Mass, la foi tranquille ».
C’est vrai qu’il est tranquille Eugène-Harry. Sa bonhomie souriante et toute naturelle, sa voix douce un peu traînante, son discours simple mais coloré firent aussitôt merveille. Il apparut tout de suite évident à beaucoup de ceux qui tombèrent sous le charme du rebaptisé que le dimanche devait être proclamé jour du labeur, le Seigneur étant ipso facto vénéré les six autres jours. On voyait mal le Très-Haut s’offusquer d’une telle inversion. Les Adventistes du septième jour, qui se reposent et prient Dieu le samedi depuis qu’ils découvrirent que le Créateur commença de façonner le monde un dimanche pour terminer le travail le vendredi suivant, furent les premiers à protester. Jusque-là, ils avaient le vent en poupe et pouvaient espérer prendre rapidement des parts du marché de la foi aux grandes et séculaires institutions chrétiennes. Le nouveau chantre venait ruiner leurs plans. Ils constatèrent vite que nombre de leurs propres ouailles les quittaient pour venir grossir les rangs déjà serrés des Dimanchistes. Les Eglises ayant pognon sur rue connurent le même sort. Des Juifs et des Musulmans se convertirent, aussi, peu nombreux au début car il y faut une bravoure à toute épreuve, moins timide par la suite tant la ferveur du nouveau mouvement devint contagieuse.
La vérité commande de dire que la foi retrouvée reçut le renfort d’un puissant allié incarné par l’éclatement des anciennes normes socio-économiques, notamment en matière de droit et conditions de travail. Les millions de chômeurs et précaires furent les premiers à être attirés par le discours protecteur et révolutionnaire. Tant pis si le patronat lui aussi, mais pour d’autres raisons, soutint le mouvement dès son origine. Les multitudes inorganisées ont depuis beau temps oublié la lutte des classes ; les syndicats les y ont un peu aidées, préférant tenter d’organiser les « vrais actifs ». Quel patron n’accueillerait pas comme du pain béni tous ces courageux travailleurs du dimanche. M. le Baron s’en félicita plus d’une fois devant les journalistes : « Les salariés sont beaucoup plus productifs le dimanche ». L’Europe de la précarité fut rapidement conquise par le dimanchisme. Puis ce fut le tour des Etats-Unis où, pourtant, le marché religieux est saturé et fort bien tenu. Là-bas aussi, des obédiences, et non des moindres, vacillèrent sous l’attrait du credo supposé futuriste. Dans toute la Chrétienté rénovée, d’énormes communautés se développèrent dans lesquelles on apprit à vivre chichement, à renoncer à la possession individuelle d’objets futiles, à faire soi-même ce que trop longtemps on avait abandonné à l’organisation marchande des activités humaines. « Le Capitalisme, c’est bon le dimanche » plaisante souvent Harry Christ-Mass, patron reconnu de la NIC (Nouvelle internationale chrétienne).
En cet automne 2020, le communiqué de la NIC suscita la réaction du Vatican. Le pape Jean-Marie 1er dénonça le sacrilège du déplacement du jour de Noël. On lui répondit que les travaux d’historiens éminents permettaient de penser que le Christ était plutôt né en été. Si ça se trouve, il faisait une canicule à passer au brumisateur tout le quatrième âge. C’est le mythe de l’âne et du bœuf soufflant sur le petit Jésus pour le réchauffer qui en prend un sacré coup ! Alors, on ne va pas chipoter sur une date hypothétique. L’essentiel est ailleurs. Mais où, au fait ? On ne le sait plus depuis longtemps.

Yann Fiévet


Émile ou de l'épuration

"Oyez, braves gens, l'Histoire déjà mouvementée du jeune Émile", aurait lancé jadis à la cantonade le chanteur de complaintes. À l'ère de la Starac et du JT de 20 heures il n'est plus guère de chanteurs de rue. Le peuple s'informe bien autrement du sort funeste des déshérités et de la veulerie coupable des nantis. On y perd en poésie ce que l'on y gagne en efficacité de la couverture mass-médiatique. Mais voici sans plus attendre la tragique aventure de notre Émile.
Émile est depuis quelques semaines élève d'une classe de Terminale littéraire dans un lycée de la banlieue sud de Paris. Il est Malien, facilement souriant, d'allure sportive et d'un calme olympien. Pourtant, il n'ose avouer à ses nouveaux copains d'école qu'il passe ses nuits dans un gymnase en compagnie d'un grand nombre de familles partageant cette précarité non choisie. Le gymnase de Cachan, tout le monde le connaît désormais grâce à la télé. Tout comme le squat du même nom. Mis dans la confidence, un CPE sympa mais un peu lourd apostropha un beau matin l'élève désireux de ne point être stigmatisé sitôt l'année scolaire entamée : "Ainsi, c'est toi l'Émile de Cachan dont nous cause Claire Chazal tous les soirs !" Il en a tant vu et entendu depuis trois ans que ses parents et leurs trois enfants désespèrent de trouver un logement plus confortable… La chaleur de sa nouvelle classe le réconforte. L'humanité vraie de son prof de philo le rassure. Il faudra que sans tarder il ose lui parler : il aime déjà la philosophie.
eux des copains d'Émile ont été expulsés avant la rentrée. Expulsés du squat bien sûr mais aussi de France. Chargés de force dans un avion, ils se sont envolés vers l'inconnu. La solidarité des habitants des communes et quartiers voisins n'a pu empêcher cette ignominie. Les nuits d'Émile sont agitées. La promiscuité de ce gymnase de fortune ne suffit pas à l'expliquer. Émile n'est pas certain de ne pas faire partie des élèves expulsables. Il a la trouille. Il veut passer son baccalauréat. Il sait que c'est dans ses cordes. Il est prêt à étudier Rousseau et tous les autres. Pourtant, la vie lui a déjà appris que, contrairement à ce que proclame le grand Jean-Jacques, l'Homme ne naît pas naturellement bon. "Émile ou de l'éducation" est un grand texte reposant sur une grande naïveté. L'Homme naît ni bon ni mauvais et des hommes bien éduqués peuvent s'avérer mauvais plus souvent qu'à leur tour. Émile veut étudier pour mieux comprendre ce qui l'indigne en ce monde. Face à certaines gesticulations ministérielles bien calculées il s'interroge gravement. Que signifient ces reproches appuyés aux juges rendant la justice dans des départements pauvres. Ils auraient, selon un homme politique bien éduqué, renoncés à punir la "racaille". Émile s'étonne que le ministre ne s'étonne jamais du laxisme des magistrats à propos de la délinquance en col blanc. Combien de non-lieux ou de peines infinitésimales pour tel ministre qui, entre deux maroquins, dispense des conseils à 600 000 francs (quinze années de loyers pour une famille modeste) à des patrons inquiets de l'impitoyable concurrence internationale ; pour l'épouse de l'ancien maire de Paris grassement rétribuée pour un rapport bidon sur la francophonie truffé de fautes d'orthographe (cela ne s'invente pas !) ; pour le clan Dominati truqueur d'élections dans la capitale. Émile comprend que la volonté populiste d'épurer la société française de ses tares supposées s'arrête là où commence la "République des copains".
L'année 2007 devrait être une année importante pour la France, les Français et ceux qui aiment y vivre. Un nouveau Président de la République sera élu. Pourtant, Émile craint qu'il ne soit que trop question d'immigration et d'insécurité pendant les mois qui nous séparent de l'échéance. Il voit déjà que nombre de candidats cherchent à être plus royalistes que Mme Royal. Il craint que la favorite des médias ne cède à la tentation d'être plus populiste que ses adversaires. L'éducation sera dramatiquement absente des débats en dehors du sempiternel couplet sur sa "priorité-nationale-on-vous-le-jure". Émile, lui, est bien persuadé que l'avenir de la France, de l'Europe et du Monde sera une affaire d'éducation et non une affaire d'épuration.

Yann Fiévet


Un nouveau monde parfait

Depuis cinq ans, les habitants des villes et des quartiers vivaient terrés chez eux, ne sortant très tôt le matin que pour aller travailler et ne rentrant très tard le soir dans leurs misérables appartements qui se fissuraient de plus en plus à cause de l’affaissement progressif des terrains sur lesquels ils étaient bâtis, que pour se coucher, le corps rompu par un travail intensif. Les villes et les quartiers étaient encerclés par des gardes mobiles armés jusqu’aux dents, qui avaient établi à l’aide de barbelés, de chiens féroces et de miradors, un couvre-feu des plus stricts. Personne n’avait le droit de sortir le soir. De toute façon, cinémas, théâtres, salles de concert et boîtes de nuit avaient été interdits par la loi, au prétexte qu’ils étaient des lieux de culture ou de débauche. Parfois les deux en même temps ! Si, par malheur, quelques jeunes gens rebelles ou aventureux se risquaient à montrer le bout de leur nez dans la rue et à défier ouvertement l’autorité gouvernementale, ils étaient immédiatement arrêtés et internés dans une structure militaire qui les mettait férocement au pas à coups de schlague et de brimades corporelles (lacérations du corps, piercing dans les organes génitaux, amputations diverses et variées), jusqu’à ce qu’ils deviennent dociles comme des agneaux. En quelques années, un programme systématique de « décervelage » de la population avait réduit le peuple, génétiquement vil et borné par nature d’après les dirigeants, à n’être plus qu’une masse amorphe incapable de penser par elle-même. Ce brillant résultat, qui faisait l’admiration des autres pays du monde, avait été obtenu avec l’aide bienveillante des médias (presse, télévision, Internet) qui se contentaient de relater des faits divers incongrus, des vies formatées de stars et des œuvres à l’eau de rose ne flattant que les plus bas instincts de la population. Il était donc strictement interdit depuis cinq ans de penser par soi-même. Cette activité subversive avait été éradiquée à coups d’autodafés et de répressions sanglantes. Les intellectuels avaient tous été décapités à la hache, en public, dans des stades chauffés à blanc, après des matchs oratoires d’une grande intensité. L’équipe jugée perdante par le public, pouces pointés vers le sol comme au temps des combats de gladiateurs, se voyait physiquement éliminée par des escadrons de la mort d’une férocité inouïe. Le spectacle haut en couleur était rythmé par des chants barbares, des sonneries stridentes, et des cris de haine qui se répercutaient jusqu’au ciel. Quant aux écrivains, de moins en moins nombreux, ils ne pouvaient utiliser qu’une centaine de mots anodins, préalablement soumis à la censure d’Etat. Ils ne devaient en aucun cas utiliser des concepts philosophiques ou moraux pour enrichir le contenu de leurs œuvres. C’était donc à celui qui écrirait les fadaises les plus sottes ou les plus extravagantes. De brillants Académiciens, à qui l’on faisait miroiter d’obscures récompenses et de non moins futiles décorations, se surpassèrent en ce domaine. Il y eut pléthore d’essais abscons et de romans ineptes qui finirent très vite au pilon, le peuple n’ayant plus le temps ni l’envie de lire. En effet, jours fériés et vacances avaient été supprimés pour que les gens ne cèdent pas à la tentation du farniente. Parlons enfin des travailleurs. Ils travaillaient, aussi bien dans les usines que dans les bureaux, enchaînés par les pieds à leur poste de travail, sans disposer d’une seule minute de repos, dix heures ou plus par jour, et sept jours par semaine, bien sûr, se nourrissant d’aliments liquides par intraveineuse et urinant dans des pipettes dissimulées sous leurs vêtements. Et ce, jusqu’à ce qu’ils s’effondrent de mort naturelle ou accidentelle, les retraites ayant été définitivement abolies car elles coûtaient trop cher à l’Etat, paraît-il. En fait, parce que l’oisiveté ne pouvait engendrer que le stupre et la luxure, d’après les gouvernants. De plus, les travailleurs n’avaient absolument pas le droit de se parler. Le mutisme le plus total était de rigueur dans la vie professionnelle, afin de museler toute velléité de rébellion. Malheur à celui qui lâchait par mégarde un mot, ne fut-ce qu’un simple juron, parce qu’il s’était pris la main dans un engrenage ou parce qu’il avait fait une faute de frappe sur son clavier d’ordinateur. Il s’exposait à de sévères brimades. En cas de récidive, la punition pouvait aller jusqu’à l’ablation pure et simple de la langue, sur son lieu de travail. Et ce, à vif, sans la moindre anesthésie ! Les travailleurs, du col blanc à l’OS, subissaient un environnement sonore constant qui dépassait les quatre-vingt dix décibels afin de les rendre progressivement sourds. Ils étaient donc condamnés à subir des sons aigus du matin au soir, qui finissaient à terme par leur user les tympans. Même la nuit, chez eux, dans l’intimité toute relative de leur chambre, ils subissaient sans relâche par des haut-parleurs encastrés dans les murs les chansons et les discours les plus ineptes qui soient. Et dès qu’ils commençaient à s’endormir, par un système ultra sophistiqué de détecteurs sensoriels, le son devenait automatiquement plus fort pour les tenir en éveil, le sommeil étant comme chacun sait source de rêves impurs et d’affabulations dangereuses pour la sécurité de l’Etat.
A ce rythme-là, la population devint très vite totalement décérébrée. Ce fut donc une époque terne mais heureuse, sans conflit ni rébellion d’aucune sorte. Au fronton de tous les bâtiments publics, privés, et militaires, fut inscrit la nouvelle devise de cette glorieuse civilisation : « Aux innocents les mains pleines et les poches vides ». Une forme de béatitude terrestre, née de la peur et de l’asservissement, s’installa partout, aussi bien dans les cœurs que dans les esprits. Un nouveau monde parfait s’instaura, en quelque sorte, bien que plus personne ne fût en mesure d’en prendre conscience. Cet état de léthargie dura jusqu’au jour où la Terre explosa en mille fragments à la suite d’une fausse manœuvre du Dirigeant qui régnait en maître sur le pays. Croyant, en effet, appuyer sur le bouton de son réveil – il aimait se lever tôt bien qu’il n’eût rien à faire de précis - il appuya par mégarde sur le bouton qui commandait l’arme nucléaire. Aussitôt les autres nations, alertées par des myriades de radars et de satellites espions, ripostèrent sans la moindre concertation entre elles. Un somptueux feu d’artifice embrasa notre planète. Le dernier signe de vie perçu par le peuple en fusion fut une chanson d’un autre âge, surgie d’on ne sait où : « Tout va très bien, madame la marquise ! » Quand tous les hauts parleurs et autres instruments de propagande furent détruits par les bombes à neutrons, un silence de mort s’installa définitivement sur ce qu’il restait de la Terre, c’est à dire quelques météorites éparpillées par la déflagration aux quatre coins de l’Univers. Sic transit gloria mundi !

François Teyssandier


dimanche 1 avril 2007

Petite histoire de famille

Le labo reprend ces activités avec une contrainte mathématique, proposée par Gaël Octavia (http://goctavia.free.fr)

Au départ, il y avait les entiers : 1, 2, 3, 4...
Puis on a vite constaté qu’on ne pouvait pas tout calculer avec. Après tout, la moitié de quelque chose, le tiers ou les trois quarts, c'est très concret, ça existe aussi ! Alors, on a élargi la famille avec les rationnels (autrement dit : les fractions) : 1/2, 3/4, 50/837...
Le problème, c’est que les fractions ne suffisaient pas non plus. Si on dessine un carré de côté 1, sa diagonale vaut racine de 2 : ce n'est pas une fraction ! Et hop, la famille des nombres s’est encore élargie avec les irrationnels (dont font partie les racine de 2, racine de 3, etc.)
Ensuite, il y a eu le nombre Pi. Là encore c'est bien concret, Pi : c'est le périmètre d'un cercle de diamètre 1. C'est un irrationnel, mais d'une sorte encore différente : ni une racine, ni un produit de racines, ni une fraction de racines, … En fait, ce n'est pas un nombre algébrique, car il n'existe aucune équation algébrique (ces choses avec des x, des x puissance 2, des x puissance 3...) dont la solution soit Pi. On le qualifie de transcendant. Et hop : nouvel élargissement de la famille avec les nombres transcendants !
Jusqu'ici, les élargissements répondaient à la nécessité de mesurer la réalité. Mais qu'est-ce qui interdit de continuer à peupler la famille des nombres de manière arbitraire ? Et hop : on crée les nombres complexes ! Et hop : les quaternions ! Et ainsi de suite. Chaque fois, un nouveau"corps" englobe le précédent.
Et rien n'empêche d'aller encore plus loin… Oublions la famille et les corps déjà inventés. Imaginons un ensemble de toutes pièces, fixons-lui des lois et jouons avec (autrement dit, étudions les propriétés qui découlent de ces lois) en toute abstraction…

L'algèbre, c'est comme un roman. Les personnages n'existent pas et pourtant on s'attache à eux. Le roman a sa propre logique, qui n'est pas celle du réel mais que le lecteur comprend néanmoins, dans laquelle il finit par rentrer, à laquelle il se plie et qui finalement lui semble naturelle.

Vous nous avez raconté vos histoires de nombres et d'inconnu(e)s vous aussi, d'une rigueur mathématique :

Pi

Pi. Parce que j’étais rond. Avant qu’être obèse ne soit à la mode. Parce qu’une prof de maths m’a pris comme exemple, parlant de la circonférence de ma taille, spéculant sur mon diamètre et la distance radiale entre mon nombril et ma colonne vertébrale qu’elle plaçait, se permettant un peu de licence poétique, au centre. Ça a fait rire la classe et je suis devenu Pi. Pas tendre les amis. Mais c’est quoi un ami ?
x
Ça faisait longtemps cependant que ce n’était pas moi. Cela avait commencé avec le mauvais calcul d’un médecin. À sept ans, on m’a retiré les amygdales sous prétexte que j’étais souvent malade, ce dont je n’ai aucun souvenir. Dans les photos de mes premières années je suis mince, vif, souriant. Normal. Moi. Au réveil de l’opération j’avais la gorge écorchée, en feu, des croûtes de sang dans le nez, sur l’oreiller. Ils m’ont donné de la glace à manger. Je ne voulais pas manger de la glace.
+
Je ne détestais pas cette prof de maths, je suis sûr qu’il n’y avait aucune malice en elle. Elle était plutôt ailleurs, dans un monde de chiffres, d’équations, moins à l’aise avec les mots lorsqu’elle écrivait sur le tableau. Le mot miroir, elle l’écrivait toujours à l’anglaise, mirror. Si quelqu’un le lui disait, ça la perturbait énormément. Il lui était impossible de voir l’erreur ou de l’écrire autrement.
-
C’était comme s’ils m’avaient arraché quelque chose d’essentiel. Après l’opération, j’étais régulièrement malade et j’ai commencé à grossir. L’ancien moi devait sans doute se trouver à l’intérieur de ce corps modifié, mais je n’arrivais pas à le contacter. J’étais devenu son pendant négatif. En classe, je surnageais dans la moyenne. Tout effort m’essoufflait, alors je ne faisais plus d’effort.
+
La démonstration de la prof ne m’a pas rebuté, – j’étais déjà nul en maths, son abstraction me tentait, c’était un autre monde comme l’envers de celui où je me trouvais coincé dans mon corps boursouflé, j’aimais son vocabulaire et ses espaces étranges, mais je n’y comprenais rien – par contre elle m’a donné accès à une réalité dont je m’étais exclu. J’avais été personne pendant longtemps, je courrais derrière, je restais sur le bord, en retrait, le surnom Pi m’a permis de rentrer dans ma vie. On avait nommé un inconnu dans une équation, je savais que ce n’était pas moi, mais c’était enfin une entité que je pouvais assumer en parallèle avec la déception qui m’avait hanté depuis mon enfance.
/
Quand j’ai commencé à peindre, c’était instinctif, je donnais des titres mathématiques. Je peins les formes de ce que je ne comprends pas, je fais des équations avec les couleurs, j’explore des espaces impossibles où l’infiniment grand et l’infiniment petit se côtoient en dehors de toute notion d’échelle ou d’orientation. Je fais mes mathématiques à moi en m’inspirant d’une terminologie qui me parle tout en restant opaque.
+
Il y a peu de temps, j’ai reçu un courriel d’une fille qui était dans ma classe. Elle avait vu ma dernière exposition par hasard. Elle n’était pas sûre que ce soit moi, même avec la photo dans le press-book de la galerie – je ne suis plus rond comme avant, après le lycée j’ai réussi à prendre le dessus sur mon corps – et mon vrai nom n’apparaît pas sur la documentation. C’était une belle fille que tout le monde courtisait. Aujourd’hui, après deux divorces, elle vit seule avec sa fille, une étudiante. Nous avons pris rendez-vous et nous nous sommes raconté nos vies. Ça a fait un drôle de pli dans le temps.
=
Elle dit qu’à l’époque elle m’aimait beaucoup mais que j’étais toujours distant, elle ne se souvient pas de moi comme vraiment gros et elle trouve marrant que je signe mes tableaux Pi. Pourquoi avoir gardé mon ancien surnom ? Est-ce que je suis attaché à cette période de ma vie ? Je lui ai dit que non, car justement Pi m’aidait à mettre mes souvenirs en perspective, à établir une relation entre ce que je considère comme un faux passé et un vrai passé. Puis j’ai cité quelques phrases de définition pêchées dans des livres quand j’ai commencé à peindre. – Il n’existe aucune équation algébrique dont la solution soit Pi. – On le qualifie de transcendent. – C’est un irrationnel. Mathématiquement, je ne sais toujours pas ce que ça veut dire mais finalement ça me va.

Derek Munn


Né sous X

Je suis né sous X. Mon géniteur présumé, honorable savant mais homme un peu distrait, n’a même pas pensé à me donner un nom. Tout émerveillé par ma venue au monde, de façon totalement inopinée semble-t-il, comme s’il m’avait conçu par hasard – mais sans doute est-ce le cas – il s’est réjoui de ma naissance en poussant des cris stridents dans son laboratoire et en divulguant, illico presto, à l’aide de tous les réseaux satellitaires qui existent de par le monde, ma brutale irruption dans la galaxie des nombres nouveaux.
Bien que très jeune, à peine quelques jours, je me sens déjà fort honorablement constitué. Ma précocité, évidente même aux yeux des profanes, m’enchante et me ravit. Sans doute, allez-vous trouver que je manque de modestie, mais dans le milieu parental qui est le mien, celui des sciences abstraites, ce défaut peut devenir très vite une qualité. Je n’ai donc aucune raison de rabaisser mes mérites, d’autant que je vais révolutionner de fond en comble le domaine des mathématiques. Voilà, le grand mot est lâché, et vous allez certainement comme moi vous extasier sur mes propriétés et qualités intrinsèques. Car je ne suis pas un nombre ordinaire, de ceux qu’une main plus ou moins adroite peut tracer sur une feuille blanche ou un tableau noir. Je n’ai pas d’apparence charnelle, si j’ose dire. Pas la moindre forme qui ressemble à quoi que ce soit d’existant. Je suis un nombre totalement irrationnel, aléatoire, non quantifiable et d’essence intemporelle. Je ne peux donc m’insérer dans aucun ensemble connu, voué pendant toute mon existence à une solitude irrémédiable. Mais peu me chaut ! Je n’aime pas vivre en groupe. Dépendre des autres, très peu pour moi ! Et je refuse qu’un lien, aussi ténu soit-il, me rattache à qui que ce soit. Par chance, mon géniteur présumé a eu la délicatesse de me faire savoir que je serais un nombre unique. Et que je n’aurais pas la moindre descendance, ne pouvant me reproduire par quelque moyen que ce soit (ni par coït algébrique ni par scissiparité structurelle). Unique, vous dis-je, forcément unique ! Ma venue au monde a déclenché de nombreux cataclysmes intellectuels dans le monde très fermé des mathématiques. Mais je peux affirmer, sans forfanterie, que j’ai contribué à changer la face de l’Univers. Jusqu’alors, vous en conviendrez, il était d’une décevante simplicité dans ses rouages les plus internes, n’est-ce pas ? Et je préfère ne pas m’attarder sur ses rouages externes aussi peu complexes que ceux d’une pendule à balancier ! Mon glorieux géniteur, récompensé par un prix Nobel de mathématiques spécialement crée pour lui, est parvenu, à la suite d’un travail intense et de multiples nuits blanches, à m’introduire au cœur même de l’Univers, comme un ver s’introduit dans une pomme pour la grignoter de l’intérieur sans que personne ne s’en aperçoive. Oui, je pense que l’image est exacte. J’ai grignoté, jour après jour, l’Univers jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une coque vide. Certains scientifiques ont affirmé que je n’étais, somme toute, qu’un virus de la pire espèce, mais ils se sont trompés du tout au tout, aveuglés par le dépit de ne pas m’avoir conçu. Je ne suis pas un virus parasitaire, de ceux qui pullulent dans tous les réseaux informatiques du globe. Allons donc, je suis d’une plus noble espèce, vous pouvez m’en croire ! Un véritable VIP dans le monde corseté des nombres. Mon géniteur a même affirmé, sur tous les continents, que j’étais LE NOMBRE, celui qui résume l’Univers tout entier et qui, en fin de compte, finira par le remplacer. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se produire. J’élimine, avec une détermination peu commune, les autres nombres, trop pauvres en défenses naturelles pour résister à mon pouvoir de destruction. J’ai déjà réussi à supprimer tous les nombres premiers qui ne servaient plus à rien. Je m’attaque à présent aux nombres décimaux, rationnels, réels et complexes. Du passé mathématique, faisons table rase ! D’ici quelques mois, je serai parvenu à mes fins. Rien ne résiste à ma voracité. Même la loi des grands nombres sera réduite en poussière. Une fois le travail accompli, je me retrouverai enfin seul. L’Univers m’appartiendra puisque je serai à moi seul l’Univers. Les enfants n’auront plus à apprendre les tables de multiplication, et les savants à mémoriser des théorèmes abscons. Mon génie aura soulagé les humains de tout ce qui encombrait inutilement leur esprit. D’ailleurs, je compte aussi m’attaquer aux humains. En fin de compte, ils ne servent pas à grand-chose. Sans eux, plus de tueries sanglantes ni de désastres écologiques. Alors, attendez-vous à disparaître un jour, mes amis ! Je ne vous dirai pas quand, bien sûr, mais inutile dès à présent de faire des projets d’avenir ! LE NOMBRE absolu et irrationnel que je suis va s’occuper de vous. Même si vous cherchez à vous barricader dans des abris anti-algébriques, vous n’échapperez pas à ma vengeance. Elle sera terrible, n’en doutez pas ! Car il s’agit bien de vengeance. Je vais détruire l’Univers pour une seule et unique raison. Parce que je suis un nombre né sous X. Je me retourne contre mon géniteur. Il faut bien tuer le père ! Voilà. C’est bête, avouez-le, surtout pour vous, mais c’est ainsi ! Même un nombre, aussi complexe et abstrait soit-il, peut avoir ses faiblesses, n’est-ce pas ?

François Teyssandier

Elle et lui

ELLEeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee découvrira-t-il au fond de la grotte ce rubis tant convoité ?
eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeedécidé à creuser le moindre ravin
si près eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeemineur assoiffé
si loin eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee d'or rose
alpiniste eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee qui brille
renversée renversante eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee juste
le regard accroché à la paroi à gravir eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee pour
parviendra-t-elle en tirant la langue à conquérir ce sommet? eeeeeeeeeeee LUI

ELLE est née en 70, LUI en 68. La belle moyenne en soixante-neuf mots !
Luc-Michel Fouassier