samedi 8 septembre 2007

Enigmes psy...

Explorons un genre... Le roman policier, dont voici les principes de base : une énigme meurtrière est posée au départ ; sa solution sera révélée le plus tardivement possible ; mais tout en étant cachée, la vérité doit être accessible au lecteur... Attention, le roman policier, dit whudonit ?, ne doit pas être confondu avec le polar, qui obéit à d'autres principes, non pas tant de dissimulation que d'exploration. Le roman policier, explique Pierre Bayard (dans Qui a tué Roger Ackroyd ?) rappelle la psychanalyse : on y part à la recherche de la culpabilité originelle ; tout signe, dans cette (en)quête, peut faire l'objet d'une interprétation.

Un cadavre dans la peau

- Vous avez interrogé le cadavre ? demanda le commissaire.
- Il refuse de parler ! répondit le lieutenant.
C’était la plaisanterie favorite des deux policiers chaque fois qu’ils étaient confrontés à une mort violente.

Le corps était celui d’un homme entre deux âges. De corpulence moyenne, il avait des cheveux poivre et sel, et portait un costume de médiocre qualité. Le visage du cadavre était livide, les joues se creusaient, comme aspirées à l’intérieur de la bouche, et la raideur des membres laissait à penser que la mort remontait déjà à plusieurs heures. C’était une femme d’une cinquantaine d’années qui avait découvert le corps à moitié dissimulé dans un taillis, près de son domicile, alors qu’elle sortait faire pisser son doberman, comme chaque soir à la même heure.

Le commissaire s’adressa au médecin légiste, un colosse adipeux aux mains comme des battoirs, qui bavait toujours un peu, même quand il ne parlait pas.
- Alors, doc, que nous dit la victime ?
- Pas grand-chose dans son état !
- Mais encore ?
- A première vue je dirais, par exemple, que notre homme n’était pas marié ! déclara le légiste d’un ton péremptoire, en expectorant un jet verdâtre de salive, sans se soucier le moins du monde de l’incongruité de sa réponse.
- Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment il a été tué ?
- Je ne pense donc pas que sa femme soit pour quelque chose dans ce meurtre ! précisa le médecin en s’essuyant la bouche d’un revers de main.
- Vu qu’il n’était pas marié, c’est logique, en effet ! ironisa le lieutenant.
- Voilà donc un suspect de moins ! grommela le commissaire entre ses dents jaunies par l’abus de tabac.
Mais ne put s’empêcher de triturer dans sa tête quelques pensées acerbes.

En affirmant que cet homme n’est pas marié, le doc se débarrasse bien vite de l’adage policier qui préconise, en tel cas, de toujours chercher la femme, ce qui ne m’autorise pas pour autant à transformer toute épouse putative ou morganatique en meurtrière présumée !

- Vous dites, patron ? demanda le lieutenant.
- Je me parlais à moi-même ! répondit le commissaire d’un ton rogue.
- Mais vous pensiez si fort que j’ai entendu distinctement vos propos !
- Vous feriez mieux de ne pas écouter aux portes !

Il n’aimait pas être dérangé dans ses réflexions, et supportait encore moins d’être percé à jour par un subalterne, fut-il son adjoint le plus direct. Le lieutenant, de son côté, mit en branle deux ou trois pensées qui s’effilochèrent au fur et à mesure qu’elles traversaient son crâne légèrement aplati vers l’arrière.

Le médecin légiste dictait son premier rapport en crachotant des postillons nauséabonds dans son magnétophone portatif.
- Alors, qu’en dites-vous ? interrogea le commissaire, de toute évidence pressé de regagner son lit dans lequel l’attendait son épouse qui devait ronfler comme à son habitude.
- Il a reçu plusieurs coups de poignard dans le thorax. Le cœur a été perforé en deux endroits différents. L’autopsie nous en dira plus, patron.
- Bien sûr ! soupira le commissaire en massant ses paupières alourdies par la fatigue et le manque de sommeil.

Trente-cinq ans que je suis marié avec la même femme, et pas une seule entorse au mariage, c’est fou cette constance, que dis-je, cette obstination irrationnelle dans le dévouement à un seul être, malgré le temps qui nous éloigne l’un de l’autre un peu plus chaque jour, et qui nous enlaidit, de corps et d’âme, sans qu’on puisse rien y faire !

- Vous m’apporterez votre rapport tapé et relié (une autre de ses plaisanteries favorites) aux premières lueurs de l’aube ! ordonna-t-il au médecin légiste d’une voix forte, comme pour combattre sa lassitude.
- Pour la reliure, vous préférez le simili cuir ou la vachette landaise ? demanda le médecin d’un ton faussement sérieux.
- Ne jouez pas au plus malin avec moi !gronda le commissaire. Vous connaissez parfaitement mes préférences !
Il s’éloigna d’un pas pesant de l’endroit où reposait le cadavre. Le lieutenant le rejoignit en quelques bonds saccadés, comme si les jointures de ses jambes manquaient un peu d’huile.
- Au fait, vous avez interrogé le témoin ? demanda le commissaire.
- La femme ou le chien ?
- En ce qui concerne le doberman, faites-le coffrer, on ne sait jamais !
- Et sa maîtresse, j’en fais quoi ?
- Demandez-lui de vous raconter la découverte du corps sans omettre le plus petit détail.
- Bien, patron !
- Je veux la déposition de cette femme, dûment signée, sur mon bureau demain matin !
- A l’aube quand blanchit la campagne ? s’écria à la cantonade le lieutenant pour montrer qu’il avait des lettres.
- Avant, bien avant ! répliqua d’un ton péremptoire le commissaire.

Celui-ci regagna sa voiture. Le corps, empaqueté dans un sac en plastique blanc, fut hissé dans un véhicule pour être transporté à l’Institut médico-légal. Après l’effervescence qui suit toujours la découverte d’un cadavre, l’agitation des policiers était retombée. La fatigue se lisait sur tous les visages. Chacun n’aspirait plus qu’à rentrer chez soi pour s’écrouler sur son lit et ne plus penser à cette nuit détestable.

Le lendemain, en lisant le rapport de son adjoint, le commissaire apprit que la victime exerçait le métier de coiffeur pour chiens. Son officine se trouvait à quelques centaines de mètres de l’endroit où son corps avait été découvert. Cette découverte plongea le commissaire dans un abîme de perplexité.

Comment peut-on préférer coiffer des chiens plutôt que des hommes? J’en conclus que la victime préférait la compagnie des animaux à celle des humains, pourtant d’après le rapport il n’avait même pas un chien chez lui, ce qui est tout de même étrange, au regard de sa profession du moins, il vivait seul, rigoureusement seul, pas non plus la moindre trace de la plus infime relation amoureuse, il ne parlait guère à ses voisins et sortait très peu de son appartement, sauf pour aller à son travail, c’était un reclus qui souffrait d’asthme ou de bronchite chronique, le rapport n’est pas très clair sur ce point, cet homme devait avoir quelque chose à cacher, une vie aussi morne et triste n’est pas un simple fait du hasard, la solitude se façonne jour après jour, elle obéit à une construction mentale parfaitement voulue et désirée, la victime a donc souhaité sa propre fin, il l’a fabriquée patiemment dans sa tête par la seule volonté de son esprit, il me faut chercher les raisons de sa mort dans les motivations les plus secrètes, les plus intimes de cet homme, le meurtre n’est que la conséquence logique d’une démarche suicidaire, la victime est venue de son plein gré au devant du couteau, n’a rien fait pour esquiver la lame…

Sa réflexion fut brutalement interrompue par l’arrivée du lieutenant.
- Alors, quoi de neuf ? demanda-t-il d’une voix revêche.
- La femme au doberman a vu quelqu’un qui courait dans la rue deux ou trois minutes avant qu’elle ne découvre le corps…
- Un homme ?
- La femme m’a dit que la rue était assez mal éclairée, mais il lui a semblé que l’ombre qui s’enfuyait avait la frêle corpulence d’une femme…
- Cherchez parmi les proches et les clientes du coiffeur !
- Il semblerait aussi, d’après le voisinage, que notre coiffeur ait eu des problèmes avec sa jeune employée, shampouineuse de son état…
- Ne me dites pas qu’il la harcelait ?
- Quelque chose dans ce genre, en tout cas !
- Vous avez l’adresse de cette personne ?
- Bien sûr, patron !
- Alors, vous devriez déjà être chez elle !
- Bien, je file au domicile de la donzelle et je vous la ramène ici…
- Inutile de lui passer les menottes !

Le lieutenant s’éclipsa sur ces mots. Le commissaire se mit à grimacer en repensant au visage effaré de sa femme lorsqu’il avait surgi dans leur chambre en pleine nuit. Elle avait poussé un cri de frayeur, comme s’il avait été un fantôme. Mais il n’avait pas cherché à la rassurer. Peut-être était-il, en effet, un fantôme ?

- Tu m’as fait peur !
- Ce n’est que moi !
- Tu pourrais au moins allumer la lumière !
- Je ne voulais pas te réveiller !
- C’est réussi !
- Pardonne-moi !
- Pourquoi rentres-tu si tard ?
- J’avais un meurtre sur les bras !
- Tu ne ramènes que la mort à la maison !
- C’est mon boulot qui veut ça !
- La prochaine fois, débarrasse-toi de cette odeur, s’il te plaît…
- De quelle odeur tu parles ?
- Les cadavres ont une odeur particulière, tu le sais, et ta peau est imprégnée de cette odeur, je ne peux plus la sentir, elle me suffoque chaque fois que tu t’approches de moi, par pitié, va dormir sur le canapé du salon…
- Je vais prendre une douche…
- C’est inutile, l’odeur sera toujours là, à force j’ai l’impression que je vis perpétuellement avec un cadavre…
- Je suis encore bien vivant, je t’assure !
- Sors de cette chambre et laisse-moi dormir !

Il avait donc passé le reste de la nuit sur le canapé du salon, entre veille et sommeil. Au matin, il s’était éclipsé très vite de l’appartement pour rejoindre son bureau. Il ne s’était ni rasé ni lavé. Ses cheveux hirsutes donnaient à son visage un air de chien battu. Ce qui était, à tout prendre, de circonstance.

Une heure plus tard, le lieutenant revint au commissariat avec la shampouineuse. Le commissaire la fit asseoir dans son bureau. La jeune fille, malgré l’heure matinale, arborait un maquillage sophistiqué qui l’enlaidissait plutôt. A part ça, son visage était d’une effrayante banalité.

- Vous savez que votre patron est mort ? dit le commissaire d’une voix ténue.
- Oui, votre adjoint m’a appris la mauvaise nouvelle…répondit-elle encore plus faiblement, comme si elle craignait de troubler le silence pesant qui s’était installé dans la pièce.
- Mauvaise nouvelle, dites-vous ? murmura le commissaire.
- Je vais perdre mon emploi…
- Mais la mort de votre patron, qu’est-ce que vous en pensez ?
- Rien !
- Vous ne l’aimiez pas ?
- Mon patron se conduisait comme un goujat à mon encontre…
- Pouvez-vous préciser votre pensée…
- Il était sans cesse derrière moi, à me coller au train, pardonnez cette expression vulgaire, mais je n’en trouve pas d’autre pour décrire son attitude…
- En somme, il cherchait à coucher avec vous ?
- Voilà, monsieur le commissaire !
- Et vous, vous n’éprouviez aucun sentiment pour votre patron ?
- Pas le moindre, bien sûr !
- Vous l’avez donc tué ?
- Oui.
- Parce qu’il vous poursuivait de ses assiduités ?
- Ce n’est pas seulement pour cette raison. En fait, je ne supportais plus de sentir son haleine chaude dans mon cou, je ne supportais plus l’odeur qui émanait de sa peau rêche, de son souffle court…
- Vous l’avez assassiné pour cette seule raison ?
- Son corps exhalait une odeur qui me répugnait…
- Vous pouvez mieux la définir, s’il vous plaît ?
- C’était comme une odeur de chair avariée…
- Vous ne la supportiez plus, n’est-ce pas ?
- Elle me répugnait, en effet !
- Pourquoi faites-vous cette grimace, mademoiselle ?
- Pardonnez ma franchise, monsieur le commissaire, mais vous aussi vous portez sur votre peau cette même odeur…
- Vraiment ?
- Oui. Quand je la respire, cette odeur de mort agit sur mon subconscient et me fait perdre toute raison,…
- Vous avouez donc avoir tué votre patron avec un couteau de cuisine ?
- Oui, et je ne regrette rien !
- Est-ce que vous avez encore le couteau sur vous ?
- Bien sûr !
- Vous pouvez me le donner, s’il vous plaît ?

La jeune fille ouvrit son sac et en retira l’arme blanche tachée de sang. Elle pointa la lame vers le commissaire. Celui-ci ferma brusquement les yeux, comme s’il avait été ébloui par une lumière trop forte. Il vit apparaître, dans une espèce de brume grisâtre, le visage de sa femme. Il se superposa à celui de la jeune fille. Il eut l’impression qu’une main s’approchait de lui. Et qu’il recevait, soudain, plusieurs coups violents dans la poitrine. Il tomba de son fauteuil. Avant de sombrer dans le noir le plus total, il entendit des aboiements qui résonnèrent douloureusement dans sa tête, ainsi qu’un rire strident de femme à ses oreilles.

François Teyssandier

Le Cygne noir

« Notre brasserie est bondée ce soir, et je vous vois, le caban ruisselant, chercher un siège : prenez place à ma table, monsieur, je vous en prie instamment. Oserais-je parier que vous venez de loin ? Officier sur le Stonehaven, qui est arrivé tantôt de Calcutta ? Je m’en doutais. Goûtez ce genièvre. Réchauffez-vous, étendez les pieds vers ce feu de charbon, car il pleut épouvantablement sur Anvers ce soir, n’est-ce pas ? Et l’année 1904 s’approche à grands pas. Déjà. Moi aussi, je lève mon verre à votre excellente santé, monsieur. Comment ? Pourquoi me prends-je la tête entre les mains ? Mais je ne me prends aucunement la tête entre les mains, qu’allez-vous inventer ?... Je suis gai, un véritable loustic. Il est pourtant vrai que j’exerce une profession qui réserve parfois d’étranges surprises... Plaît-il ? Si j’ai une histoire à vous raconter ? Ecoutez plutôt.
» La porte fracturée du jardinet de cette maison un peu isolée, presque à la sortie de la ville, du côté de la route de Beveren, la sauvagerie du meurtre – la victime avait eu la tête fracassée à la pelle à charbon –, la monnaie éparpillée, des bouteilles brisées, tous ces éléments avaient fait conclure assez rapidement à un crime de rôdeur pourtant l’enquête, confiée à un blanc-bec, s’était bientôt enlisée. La victime était sous-chef de bureau dans une compagnie de navigation, un homme sans histoires, inconnu des services de police. Le procureur royal venait de se résoudre à classer l’affaire. Mais reprenez un peu de ce genièvre, le meilleur de la réserve du Zwarte Zwaan (joli nom que le Cygne noir, n’est-ce pas ?), et veuillez accepter un cigare. Il vient du Nicaragua, que croyez-vous, Anvers n’est pas ouverte sur le monde, Anvers est le monde, monsieur, comme tous les ports, vous le savez mieux que moi, bien sûr.
» Donc, il ne restait plus qu’à verser à la veuve le montant de l’assurance-vie, qui était coquet, croyez-moi. C’est alors que ces messieurs du directoire de La Généreuse de Flandre ont jugé utile de procéder à d’ultimes vérifications et m’ont prié – permettez que je me présente : Léon De Kroon, contrôleur de la Généreuse, très honoré, monsieur – d’aller remettre le nez dans cette misérable affaire.
» De façon détournée, bien sûr, j’ai eu accès au dossier et j’ai réexaminé les déclarations de la veuve, du fils, qui étudie à Bruxelles et était justement venu ce jour-là rendre visite à ses parents, pour me persuader assez vite que quelque chose ne tournait pas rond dans les horaires, les entrées et sorties... Je me suis donc rendu sur place, ès qualités. Je vous épargne les détails, mais, pour l’essentiel, j’ai découvert que la porte du jardinet avait été fracturée de l’intérieur, ce que la déchirure du bois indiquait nettement. Ces messieurs de la Sûreté, je le regrette, avaient travaillé comme des enfants – pour ne pas dire pis. Mes soupçons se sont rapidement portés sur la veuve, trop éplorée pour être honnête à mon avis, que j’ai pas mal tarabustée mine de rien et qui a rapidement avoué le meurtre. Mais ça ne collait pas non plus – les dames n’aiment guère manier la pelle à charbon. Encore un doigt de genièvre ? J’ai continué à la tracasser, lui disant qu’elle ne verrait jamais l’argent de l’assurance, j’ai fait pression sur elle assez mochement je dois dire, et elle a lâché prise. Une très jolie femme, la quarantaine, beaucoup de classe.
» Eh bien tenez-vous, la veuve s’était elle-même infligé sur le visage de fort vilaines ecchymoses, puis avait persuadé son fils que son mari la battait, et l’avait supplié de prendre sa défense. Le fils – un niais insignifiant –, crédule, avait suivi à la cave son père descendu chercher du charbon, l’avait interrogé, le père bien sûr avait nié, ils s’étaient violemment querellés et pour finir, dans le feu de la dispute, le fils avait tué son père à coups de pelle. Comment, il y avait bien des haines dans cette famille ? La femme envers son mari, pour des raisons que le procès – car l’enquête est rouverte et procès il va y avoir – va peut-être éclaircir, à moins que le montant de l’assurance-vie ne constitue un mobile suffisant ; le fils envers le père, par amour excessif pour sa mère, par jalousie. Comment, si la mère avait des... relations contre nature... avec son fils ? Non, rien ne permet de le supposer. Pourtant, ce n’est pas un cas unique que ce meurtre du père par le fils, vous savez, loin de là, si vous consultiez les archives des quotidiens vous en seriez surpris, c’est cela qui m’a mis la puce à l’oreille. Nous en revenons toujours à l’Antiquité, à ce mythe sur lequel ce médecin viennois, dont le nom m’échappe, bâtit son abracadabrante théorie... Que me dites-vous maintenant, s’il vous plaît, quels sont ces mots qui peinent à percer le brouhaha ? Qu’elle m’aurait proposé ses faveurs pour acheter mon silence ? Mais qu’allez-vous chercher là, monsieur ? Et que je l’aurais trahie après avoir joui d’elle ? Absurde ! Et bas, monsieur, d’une bassesse insigne, pardonnez-moi le terme. Comment cela, je tremble ? Je ne tremble nullement, monsieur. C’est le genièvre, sans doute, qui vous trouble l’entendement. Moi qui vous croyais un homme bien éduqué... Mais je vous ennuie. Commanderons-nous maintenant, pour ne pas boire à jeun, un plat de charcuterie ? Non, vous devez rentrer à bord sous cette pluie qui redouble et vous êtes las ? Las de tant de boue ? Eh bien, pardonnez-moi de vous avoir fait perdre votre temps. Adieu, monsieur. »

Patrick Boman

C’est qui qu’a fait ça ?

Le petit chat est mort. Vlang. Rétamé sur le sol, et ce sera difficile de faire croire comme pour Boulin qu’il s’est suicidé vu qu’il a le ventre ouvert (sordide vision, tripes et boyaux, rivière de sang etc). Sans compter qu’un chat ne se suicide pas, admoneste l’expert en chats appelé sur place.

Qui c’est qu’a fait ça ? S’écrit alors sa maîtresse, la Comtesse du Cheshire avant que de se jeter dessus à la mode piéta.

Chais pas madame, répondent en chœur les personnels de service.

Va falloir élucider ça, déclare peu après l’inspecteur Moustache mandé pour ce faire. Parce que ce chat, ce n’était pas n’importe quel chat. C’était un chat qui prédisait l’avenir, qui apparaissait et disparaissait à volonté dans les cieux, c’était le chat de la Cheshire, la comtesse en ces lieux, patronne de ses suivants, dame patronnesse au delà de ses murs, aimée de tous… et accessoirement, elle avait fait du petit chat, son héritier direct.

Le mobile me semble clair, s’exclama l’inspecteur Moustache avec ravissement, on a tué le petit chat pour hériter à sa place !

C’était brillant et confondant comme déduction. Et rapide avec ça. Sauf que personne n’héritait à la place du petit chat, si ce n’est le Fisc, mais le Fisc pouvait-il en être réduit à tuer les chats de ses contribuables afin de toucher le pactole ? Cela semblait difficile à croire, même après une enquête psychologique poussée auprès de la Recette du lieu de domiciliation de la comtesse où l’inspecteur Moustache fut confronté tout à tour à un recalé de l’ENA très agité, une ex-pervenche bio-conscientisée et un défroqué devenu activiste à l’UMP.

Vous n’avez vraiment pas d’autre héritier ? Insista lourdement l’inspecteur Moustache auprès de la Comtesse, soulignant ainsi que cette femme, aussi riche et généreuse soit-elle, n’avait néanmoins pas réussi à être mère, ou tante, ou je ne sais quoi. La dame de compagnie, Lili pute, lui écrasa le pied, c’était une gaffe ça. Non, sa patronne n’avait aucune famille, ni enfants, ni neveux, ni à défaut parents, oncles, tantes, ou autres branches à son pommier. Afin d’accélérer l’intrigue, la dame de compagnie laissa alors tomber sur le sol un couteau sanglant. C’était grossier. Il y a des meurtriers maladroits mais de là se promener avec un couteau sanglant sur soi… à chier.

C’est pas moi ! S’exclama d’ailleurs vigoureusement la dame de compagnie.
C’est peut-être moi qui ai laissé choir ce couteau ? Grogna l’inspecteur Moustache.
Non bien sûr, admit la dame de compagnie, mais je veux dire que je ne m’en suis absolument pas servi pour trucider ce chat en lui ouvrant le ventre alors que tout le monde regardait les résultats des élections…
C’est à voir, avança prudemment l’inspecteur Moustache, qui se sentait un peu floué dans son enquête par autant de maladresse opportune.

Il se renseigna. La dame de compagnie n’héritait absolument de rien car la comtesse, aussi charitable soit-elle, avait des préjugés de classe et pré-supposait que sa dame de cœur ficherait son argent par la fenêtre en allant essayer des canapés en cuir de vache chez Confo à peine l’héritage touché. Donc ça ne pouvait pas être elle, conclut-il aussitôt.

Mince alors, rouspéta l’inspecteur Moustache, ça se complique.

La dame de compagnie fit alors un intéressant lapsus. Au lieu de dire, ça ne s’est jamais vu, au sujet d’une histoire de pot au feu froid servi à la table de Noël, elle déclara, chat ne s’est jamais vu. Or, le chat de la Cheshire avait l’intéressante habitude d’apparaître soudainement dans les airs, donc de voir et d’être vu, alors que vous étiez par exemple occupée à fouiller les affaires de votre maîtresse afin de.

C’est pas moi ! S’exclama encore la dame de compagnie.

Mais si c’était elle, fit entendre le chœur du personnel, la cuisinière, le jardinier et le portier, sans oublier le promeneur de chat. Elle avait cette triste habitude qui était de fouiller les affaires de sa maîtresse car elle était persuadée être née comtesse puis avoir été hasardement échangée à sa naissance contre une roturière. Elle aimait d’ailleurs appeler la Comtesse, maman, quand celle-ci débranchait son sonotone.

Je vous arrête ! Clama l’inspecteur Moustache. Et disant cela, il s’adressait au personnel réuni moins la dame de compagnie, et donc non à celle-ci.

En effet, pourquoi assassiner le chat qui n’avait fait que voir ce que tout le monde savait ? C’était cruel et inutile, surtout inutile, et cela ne pouvait que viser à charger Lili pute qui certes se promenait avec le couteau du crime sur elle… sauf qu’après analyse, le couteau sanglant s’était avéré sanglanté du sang d’une vache, découpée pour le dîner de la Comtesse. Le personnel ignorait le contenu du testament de la Comtesse et avait fini par croire que Lili pute était bel et bien la fille cachée de sa mère, la Comtesse du Cheshire, et qu’il fallait la plomber pour l’empêcher d’essayer des canapés en cuir chez Confo.

Mais comment avez-vous su tout cela ? S’extasia délicatement la Comtesse en touillant son thé vert de Corée.
Dix années de psychanalyse, se rengorgea l’inspecteur Moustache, j’ai appris à savoir combien l’inconscient est tordu et combien rien n’est jamais là où l’on s’y attend.

Marie Chotek