jeudi 25 janvier 2007

Mondes nouveaux

Chère Laborantine

Cette fois, pas de repères fallacieux, pas de références allusives à des auteurs connus ou apocryphes, une proposition brute de décoffrage ! On n'est tout de même pas sur terre pour faciliter le travail aux plumitifs de tout poil. Qu'ils fassent preuve d'imagination, d'originalité, d'audace, que diable ! Non mais, des fois... ce serait trop facile d'écrire à leur place. La littérature exige de la sueur, des larmes et du sang.

Voici donc ma proposition pour le Labo en ligne :

L'invention ou la découverte d'un monde nouveau, invisible aux yeux des autres !

François Teyssandier


Pour envoyer vos explorations, composez désormais laboenligne@yahoo.fr

vendredi 5 janvier 2007

Un ongle

Il aperçut sur l’ongle du pouce droit une légère fissure, quasi imperceptible à l’œil nu. Une sorte de trait blanc, minuscule et opaque. Il eut à peine le temps de s’étonner de cette découverte. La fissure s’élargit et se creusa soudain. Il essaya d’en apercevoir le fond, se tenant en équilibre instable sur ses bords, tout en s’efforçant de ne pas tomber, car il était sujet au vertige. Par malchance, il trébucha sur un obstacle invisible. Il fut précipité dans la fissure tête la première. Sans même avoir la force de crier. Son corps s’écrasa contre quelque chose de spongieux qu’il ne parvint pas à définir. Une matière molle, sans odeur particulière, et légèrement élastique. Il constata, par de rapides palpations sur ses membres, qu’il n’avait rien de cassé. La fissure se referma sur lui, comme les mâchoires d’un animal vorace. Il se trouvait dans une sorte de grotte plongée dans la plus totale obscurité. Pas le moindre rai de lumière ne venait frapper ses yeux grands ouverts. Mais il parvenait à respirer, sans savoir d’où venait l’air, ni chaud ni froid, qui irriguait ses poumons. Après un court instant de panique, il se sentit bien. Détendu. Aucun danger, en apparence du moins, ne le menaçait. Le calme environnant apaisa son esprit en émoi. Certes, sa vie risquait d’être un peu morne à présent. Vivre à l’intérieur d’un ongle n’offrait pas beaucoup de perspectives d’avenir. Mais bon, pensa-t-il, il avait au moins le gîte, à défaut d’avoir le couvert ! Quoique ! Bien des choses plus ou moins comestibles et ragoûtantes peuvent se glisser sous un ongle et y séjourner des jours entiers, à condition de négliger certains soins élémentaires de propreté, bien sûr. Il lui suffirait donc de grignoter ces rognures avec parcimonie, sans chercher à se goinfrer d’un coup, pour qu’il puisse assurer quotidiennement sa subsistance. Il soupira d’aise à cette idée. Après tout, loger incognito dans l’ongle du pouce droit de sa femme n’était pas pour lui déplaire. Son épouse ne sortirait plus jamais sans lui, ce qu’elle faisait assez souvent sous des prétextes fallacieux, et il pourrait aussi surveiller toutes ses allées et venues, même les plus anodines ou les plus frivoles! Sans compter qu’il savourait, à l’avance, l’étonnement que sa femme ne manquerait pas de ressentir devant sa disparition brutale. Puis le chagrin profond qui s’ensuivrait. Du moins, l’espérait-il. Mais connaissant son épouse sur le bout des doigts, il savait qu’elle remuerait ciel et terre pour le retrouver. En vain, bien sûr. Car, malgré son amour pour elle, il n’avait pas l’intention de manifester sa présence par quelque signe que ce soit. Il avait enfin trouvé le bonheur de vivre à sa guise, loin du monde, seul et ignoré de tous. L’ongle du pouce droit de sa femme serait son ultime royaume.


François Teyssandier


Fond rouge

« Mais comment peuvent-ils ne rien voir ? » Chaque matin, en ouvrant la fenêtre, pascaldemaria se posait cette question quand les panneaux lumineux glissaient pour laisser place à la même vision diffuse et suintante. Aussi, recroquevillé sous les draps, retardait-il le moment de se lever et d’affronter le ruissellement sans fin, et quand il n’avait pas besoin de sortir, préférait-il garder le monde extérieur fermement dissimulé, vaquant toute la journée à ses activités sous la lumière bleue irradiée par la fenêtre.
Chaque matin, pascaldemaria espérait en vain que tout serait redevenu comme avant. Puis, déçu, il empruntait le couloir de transit, en fixant obstinément ses pieds, se laissant porter par le tapis roulant, le front bas, évitant de laisser échapper ne serait-ce qu’un regard aux alentours, de peur de tomber sur une ouverture.
La première fois qu’il avait remarqué le phénomène, il était à son poste, au bureau du Patrimoine. Le directeur, Robert Slash, était apparu pour admonester son collègue l.zucherini, qui avait négligé d’entrer dans la Base de données des pans entiers du secteur des services. Slash gesticulait devant un l.zucherini penaud, en lui lançant le règlement intérieur des ouvriers du Patrimoine : « Ponctualité, rigueur, exactitude ! » Mal à l’aise, pascaldemaria avait pudiquement détourné les yeux, cliqué pour ouvrir la fenêtre et contemplé le paysage. C’est alors qu’il avait vu flotter de légers flocons blancs de l’autre côté de la vitre. Aériens, ils se posaient doucement sur le bitume.
- Tiens, il neige ! avait-il déclaré à l.zucherini, après le départ de Robert Slash. Mais l.zucherini s’était contenté d’effleurer la fenêtre d’un vague regard, avant de replonger dans sa Base de données. pascaldemaria ne s’était pas offusqué de ce silence, car il voyait bien que son collègue était encore secoué par l’apparition tonitruante de Robert Slash. pascaldemaria se sentait de toute façon ravi par la nappe blanche qui s’étendait devant ses yeux, envahi par une imagerie enfantine de sports d’hiver, de glissades et de bonnets de laine.
Ce n’est que le lendemain matin, en insistant auprès de son collègue, « il neige encore aujourd’hui ! », que ses rêveries étaient venues s’effriter contre la mine perplexe de l.zucherini. La poudre blanche commença dès lors à se teinter d’une couleur étrange, un peu jaune. A épaissir. A dégouliner.
Il essaya ce jour-là d’appeler son amie Eudora, qu’il avait perdu de vue depuis de longues années, sans trop savoir pourquoi, ni comment. Mais Eudora n’était pas joignable, Eudora ne répondait plus : « Votre correspond est absent, bip, bip, bip, bip. »
Et la phrase « il neige encore du suif » se mit à trotter dans l’esprit de pascaldemaria. Phrase qu’il avait plusieurs fois entendu prononcer par son père quand il n’était qu’un petit garçon. Phrase absurde, car l’éléctrodico indiquait au mot suif la définition suivante : graisse animale.
Alors, pour fuir ces réminiscences absurdes de l'enfance, pascaldemaria rendit visite à sa mère, olive point t. Celle-ci mit un certain temps à lui ouvrir, puis se confondit en excuses : elle était perdue dans le programme de Télémiroir, qui, le jeudi soir, invitait ses meilleurs amis, sa famille, ses proches sur l’écran intérieur. Elle s’inquiéta de la récente panne de l’écran intérieur de son fils et de l’isolement qui pouvait en découler pour lui. Préoccupée, elle parla longuement, avec empathie, de l’ennui qui risquait ainsi de l’envahir. Mais pascaldemaria, tourmenté par la neige qui l’obsédait, ne s’était pas occupé de la réparation. D’ailleurs, dès qu’olive point t le laissa entrer, il se précipita vers la fenêtre dans l'espoir que l’écoulement du ciel, par miracle, parce qu’il se trouvait chez elle, protégé en quelque sorte par les parois de la demeure maternelle, aurait pris fin. Mais quand les panneaux fleuris de l’appartement de sa mère s’écartèrent, une tempête de safran se souleva devant ses yeux.
« Qu’est-ce que tu fabriques ? Viens voir plutôt ! », lui lança olive point t et pascaldemaria n’eut pas le cœur de lui livrer son angoisse, car la petite dame semblait tellement heureuse devant son écran : elle regardait tendrement Télémiroir, étouffant de temps en temps des petits rires de contentement et tapotant le sol avec son pied. Il décida plutôt de la rejoindre, de s’enfoncer voluptueusement dans le canapé, et de se laisser absorber par l’écran intérieur où évoluaient joyeusement des amis perdus de longue date.

Le lendemain matin, il bénéficia d’une courte rémission, la seule à laquelle il aurait droit : un horizon limpide, où le soleil dardait ses éclairs bleus, l’accueillit au réveil. Il prit le tapis roulant jusqu’au bureau, tête haute, la mèche rebelle.
Mais, l’après-midi, alors qu’il essayait de se concentrer sur son travail, il aperçut du coin de l’œil une coulée brune le long de la fenêtre. Tout autour, le ciel se colorait d’ocre et de pourpre. Les flocons, devenus gros comme des poings, s’écrasaient contre la vitre avant se mettre à suinter lentement. N’y tenant plus, il tenta d’attirer l’attention de son collègue en se raclant la gorge. Mais l.zucherini était dans le dossier de conservation des plans détaillés de l’usine de décompression de Nantes. De toute façon, il ne voyait rien. Personne ne voyait rien.

Aujourd’hui, pascaldemaria n’ira pas travailler.
Il a envoyé un message musical à Robert Slash pour justifier son absence « due à une petite déprime ». La musique, une sorte de chant alègre, ne lui semblait pas indispensable pour accompagner cette information, mais la messagerie refusait autrement d'alerter son supérieur. Peut-être cela mettrait-il le Slash dans de bonnes dispositions pour son retour...
En même temps, pascaldemaria ne voit pas comment il pourrait sortir de chez lui avec les cinq mètres de neige compacte qui lui bloquent portes et fenêtres. pascaldemaria, désormais, peut seulement distinguer la partie supérieure de la vitre, et les gouttes qui se brisent contre elle sont devenues écarlates.

Naïri Nahapétian